Quand Véronique Gens enregistra son premier disque Tragédiennes, il apparut clairement que la chanteuse avait trouvé sa voie, ou du moins une voie supplémentaire pour sa voix. Et depuis, l’on n’a pu que se réjouir de la voir poursuivre dans la même direction, jusqu’au récent Visions (sortie prévue le 9 juin). Nous n’avons pas toujours été tendre avec les disques de Juliane Banse, notamment à cause de problèmes parfois très perceptibles dans l’émission de l’extrême aigu, mais il n’est pas impossible que la soprano allemande ait cette fois trouvé son terrain d’élection. Les réserves formulées face à ses différentes interprétations du grand répertoire n’ont ici plus lieu d’être, et l’adéquation de l’artiste à ce répertoire s’impose comme une évidence. Il suffisait d’y penser : Juliane Banse est faite pour la musique contemporaine, surtout quand ladite musique contemporaine est faite pour elle.
En effet, deux des trois pages gravées sur le disque que fait paraître le label Wergo ont été écrites spécialement pour la chanteuse, qui a développé des liens privilégiés avec les plus grands compositeurs de son pays. Les Trois Poèmes de Sapho d’Aribert Reimann et Aria/Ariadne de Wolfgang Rihm lui sont dédiés, ainsi qu’au Munich Chamber Orchestra. Ces partitions ont été conçues pour elle, sur mesure, afin de mettre en valeur ses capacités. Elles ont été écrites en 2000 et en 2001, et leur création mondiale a eu lieu le 16 octobre 2000 et le 22 janvier 2002, respectivement (elle fut bien entendu assurée par Juliane Banse elle-même). Quant aux Nachstücke und Arien de Henze, ils sont antérieurs à la naissance même de la soprano, qui aurait néanmoins dû participer à la création de L’Upupa en 2003 si la naissance de son enfant ne l’avait empêchée d’interpréter le rôle écrit pour elle par le compositeur. Autrement dit, ce disque réunit des œuvres que sépare près d’un demi-siècle, mais il reflète quasiment la production de trois générations : décédé en 2012, Henze était né en 1926 ; encore bien vivants, Reimann et Rihm sont nés en 1936 pour le premier, en 1952 pour le second. Malgré les chevauchements chronologiques, ces trois compositeurs incarnent trois esthétiques lyriques bien différentes : Henze remporte ses principaux triomphes dans les années 1950 et 1960, Reimann a connu son succès planétaire en 1978 avec Lear, tandis que Rihm s’épanouit pleinement à l’opéra à partir des années 1990. Avec Henze, on a le sentiment d’être encore très proche d’Alban Berg ; Reimann nous renvoie, mais sous une forme atténuée, à certains procédés typiques des seventies ; quant à la musique de Rihm, elle est comme toujours d’une immense beauté et d’une inventivité admirable, avec un vrai sens du texte (on souhaiterait que le compositeur soit toujours aussi inspiré dans le choix de ses livrets).
Tandis que son mari, Christoph Poppen, dirige l’orchestre de la radio sarroise en formation tantôt réduite (jusqu’à neuf instruments seulement pour Reimann), tantôt complète (pour Henze), Juliane Banse évolue sans difficulté apparente dans ces pages dont on sent pourtant bien qu’elles ne ménagent pas spécialement sa voix, puisqu’elles exigent de brusques sauts de registre et même, pour Rihm, une certaine agilité dans l’aigu. On applaudit aussi l’actrice, capable de nous faire vivre le discours que Sapho adresse à Vénus, d’exhaler la plainte d’Ariane imaginée par Nietzsche ou de déclamer les stances écrites par Ingeborg Bachmann. Une traduction des textes n’aurait pas été superflue, mais espérons que cela viendra dans un hypothétique Tragödinnen 2, car il serait vraiment regrettable que Juliane Banse en reste là.