La perfection existe : ce film d’opéra le prouve.
Des décors et costumes qui font très Vienne 1866 servent d’écrin idéal à cette sorte de conte de fées où nous emportent les choix du metteur en scène Otto Schenk, en constant accord avec l’histoire et la musique et faisant si bien que chaque attitude, chaque mimique des personnages se révèle d‘une justesse infaillible.
Il ne s’agit pas de gommer le sordide dont Strauss et Hofmannsthal étaient conscients, « ces gredineries naïves », comme les nommait efficacement le compositeur [1], mais l’art du metteur en scène consiste précisément à restituer cet élément sans appuyer, sans retirer au personnage sa dignité, son prestige sympathique. Ainsi, le moment où le comte désargenté « se sert » dans le portefeuille généreusement offert par Mandrika, il avance la main puis la retire rapidement, avec une mimique de gêne et de pudeur dignes. Aujourd’hui, on peut voir notamment un Don Basilio tendre la main ou recevoir des bourses d’or bien plus souvent que le livret de Il Barbiere di Siviglia ne l’indique, le metteur en scène croyant intéresser en chargeant sur le sordide, alors qu’il retire sa crédibilité au personnage, ce minimum de prestance, certes toute de convention théâtrale, mais dont même les brigands ont besoin pour impressionner au théâtre. Otto Schenk réussit une mise en scène admirable, qui sert véritablement le livret et la musique, nous faisant oublier que les interprètes font semblant de chanter, comme dans le cadre d’un opéra filmé.
Une fois n’est pas coutume, nous avons commencé par l’image avant la restitution musicale, mais celle-ci est tout aussi parfaite. Gundula Janowitz est une Arabella de rêve : beauté et rondeur de timbre, toujours uni, douceur des aigus, même consistants, velouté surprenant des piani… Les moyens vocaux et l’art de l’interprète éclairent le personnage d’une humanité simple et spontanée, naturellement élégante, sauvant Arabella de toute fadeur ou inconsistance guettant une approche superficielle.
Sonia Ghazarian est le juste frère ambigu, si l’on peut dire, puiqu’il s’agit d’un rôle travesti. Son timbre un peu plus « piquant » que celui de la grande sœur, suffit à le distinguer, traduisant efficacement la fougue du personnage se consumant d‘amour dans son coin mais n’en voulant à personne, généreusement.
Bernd Weikl évoque la solidité et la chaleur vocales, avec une prestance physique corrigée d’une pointe de rudesse empruntée, traduisant sa personnalité de paysan de Valachie, mais aussi la belle sensibilité du personnage, un peu emporté mais vrai.
René Kollo assume avec panache la vaillance et la violence d’un personnage quasiment de bout en bout désespéré mais non principal, ce qui est moins courant pour le ténor. Hans Kraemmer se montre non seulement à la hauteur vocalement mais excellent acteur pour ce comte sympathiquement résigné à être désargenté. N’oublions pas l’éblouissante Edita Gruberova qui fait déferler en cascades lumineuses ses perles de vocalises.
Les impeccables personnages secondaires nous convainquent, et jusqu’aux « flottements » techniques de certains chanteurs, comme les hésitations vocales du ténor Göran Fransson, curieuses mais allant bien avec l’aspect un peu niais et inquiet du personnage, ou encore les incertitudes de Martha Mödl, en cartomancienne qui y croit… et nous persuade totalement, du bout de ses trente-cinq années de carrière.
Enfin, le riche flux ininterrompu de l’orchestre de Richard Strauss, merveilleusement évocateur, dans la poésie comme dans le drame, est ciselé par le « maestro concertatore » Georg Solti, qui concerte effectivement, au plus beau sens du mot, cet Orchestre philharmonique de Vienne à la sonorité incomparable.
On ne saurait rêver plus belle interprétation, notamment pour un amateur désirant découvrir cette œuvre pleine de charme.
Yonel Buldrini
1. Cité par Bernard Banoun dans : L’opéra selon Richard Strauss – un théâtre et son temps, Librairie Arthème Fayard, 2000.