Cavalli pouvait-il faire son entrée dans la prestigieuse collection de L’Avant-Scène Opéra avec un autre ouvrage ? La production désormais légendaire du tandem Jacobs/Wernicke créée à la Monnaie en 1993 est au Vénitien ce que l’Atys de Christie/Villégier est au Florentin: un acte fondateur, une révélation qui a permis à La Calisto d’entrer au répertoire et à Cavalli d’émerger durablement de l’ombre imposante de Monteverdi. La couverture de L’Avant-Scène Opéra se devait de lui rendre hommage. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : de 1970, année où Raymond Leppard en dirige la première version moderne, jusqu’en 1993, Calisto ne connaît que cinq productions ; de 1993 à nos jours, on n’en compte pas moins de dix-huit ! Excepté en 1997 et en 2007, l’ouvrage est programmé chaque saison et parfois par plusieurs théâtres. Cette année, deux nouvelles productions verront le jour, respectivement à Paris et à Genève. Aucun opéra de Cavalli n’a connu un tel succès, du moins posthume. En effet, La Calisto reçut un accueil mitigé et semble n’avoir jamais été remontée après sa création à l’automne 1651. Ce n’est pas la moindre des surprises qui attendent le lecteur de cette étude fouillée et souvent passionnante. René Jacobs n’avançait-il pas, au début des années 90, que La Calisto « devint l’opéra italien le plus populaire du milieu du dix-septième siècle (1) » ? Mais il ne citait pas ses sources, contrairement à L’Avant-Scène, et on peut se demander si cette affirmation hardie n’est pas à mettre sur le compte d’un excès d’enthousiasme à l’endroit d’un compositeur qui l’accompagne depuis ses débuts. Il n’avait que vingt-huit ans (1974) lorsque Alan Curtis l’engagea pour interpréter Orimeno dans l’Erismena à Amsterdam, et le virus ne l’a plus quitté depuis.
Dirigé par le musicologue et journaliste Denis Morrier, qui avait déjà coordonné l’excellent dossier consacré à L’Orfeo de Monteverdi, ce numéro de L’Avant-Scène Opéra bénéficie également du concours de Sylvie Mamy, éminente spécialiste de l’opéra vénitien. Elle évoque ici le parcours aventureux et semé d’embûches de Giovanni Faustini, librettiste de plusieurs opéras de Cavalli et imprésario talentueux, foudroyé dans la fleur de l’âge, peu après la création de La Calisto. Denis Morrier retrace la biographie de Cavalli – rien n’a été publié en français depuis la somme publiée par Henry Prunières en 1931 ! – et signe l’introduction ainsi que le guide d’écoute, sans doute les meilleures pages de cette publication. Grâce aux livres de compte du Teatro San Appolinare découverts par Beth et Jonathan Glixon (2), les conditions de la création et la distribution originale se précisent, même si des zones d’ombre subsistent. C’est bien la même cantatrice qui assurait les parties de Diane et de Jupiter travesti en Diane, un véritable exploit, et la nymphe Linfea semble avoir été incarnée par le frère aîné du futur compositeur Cristoforo Caresana (lui-même âgé de dix ans et distribué en Satirino), sans doute un castrat, n’en déplaise à René Jacobs, qui justifie l’attribution du rôle à un ténor malgré la clé de soprano en arguant d’une ligne de basse instrumentale particulièrement grave. Ce faisant, le chef gantois s’inscrit dans une tradition d’interprétation qui remonte à Leppard. Le pionnier britannique décelait une parenté entre la nymphe de Diane et de la nourrice de Poppée (Arnalta) et la confia au ténor Hugues Cuénod, dont la composition haute en couleurs semble avoir marqué les esprits. Rares sont les productions qui ont rompu avec cet usage, certes très convaincant, y compris dans le spectacle de Wernicke/Jacobs, mais qui réinterprète l’ouvrage. Pourtant, rien dans le livret n’incite à voir en Linfea un personnage comique, au contraire, comme le souligne à juste titre Denis Morrier. Le tableau où Calisto croit que Diane la rejette parce qu’elle est éprise de Linfea (I, 10) perdrait toute crédibilité avec un ténor travesti en vieille fille. On pourrait ajouter aussi que Linfea évoque elle-même sa jeunesse, au deuxième acte, lorsqu’elle affirme, languissante « Je refuse de devenir stérile en pleine floraison de mes riantes années » (II, 14). Parmi les nombreux éclairages qui permettent d’apprécier le génie de Faustini et Cavalli, les clés de lecture néoplatoniciennes et politiques retiendront toute l’attention du lecteur contemporain peu versé en histoire et en philosophie, car elles révèlent l’inépuisable richesse du livret.
Denis Morrier analyse la partition dans son intégralité en se basant sur le seul manuscrit qui nous soit parvenu et qui est conservé à la Bibliothèque Marciana, ainsi que sur l’édition originale du livret imprimé à Venise en 1651. Le guide d’écoute nous dévoile ainsi des scènes barrées sur le manuscrit – sans doute abandonnées par Cavalli au moment de la création – et qui ne figurent sur aucun des quatre enregistrements disponibles, sans parler des remaniements plus moins importants dont l’œuvre a fait l’objet. Morrier analyse par le menu l’extraordinaire plasticité de l’écriture cavallienne, jouant de l’ambiguïté modale et des figures de style avec un extrême raffinement pour traduire les affetti les plus variés. Cavalli apparaît véritablement comme le digne héritier de Monteverdi, sinon comme son égal, excellant non seulement dans les lamenti, mais plus largement, « dans le dramatisme et le pathétique » (René Jacobs). Après être remonté aux sources du livret (les vers 401 à 530 du livre II des Métamorphoses d’Ovide, mais aussi L’Art d’aimer et Les Géorgiques de Virgile), Louis Bilodeau s’intéresse à « L’amour en Arcadie ». L’amour est omniprésent dans La Calisto, mais, comme l’a justement souligné Albrecht Puhlmann (3), avant tout « au sens le plus direct de volupté, de désir et de concupiscence charnelle » et nettement moins dans sa dimension affective. Bilodeau entretient pourtant la confusion et s’il ne peut nier les pulsions sexuelles des personnages, il les déclare aussi « en quête d’amour », généralisation pour le moins discutable. On en viendrait presque à se demander si la violence du désir qui anime la plupart des protagonistes et l’érotisme du livret ne l’effarouchent pas. « Ce qui se passe alors dans la grotte entre la fausse Diane et l’innocente Calisto demeurera à jamais obscur pour nos pauvres intelligences… Calisto elle-même ne connaît pas la nature exacte du plaisir ineffable dont elle a eu la révélation » écrit-il à propos de l’union de Jupiter et Calisto. Est-ce de l’ironie, de l’antiphrase ? Le public d’opéra est loin d’être aussi candide que la pucelle et la cruauté des paroles dont la vraie Diane accable sa nymphe quand celle-ci évoque les plaisirs qu’elles ont eus ensemble (« lascive », « prostituée infâme », « débauchée effrénée », I, 10), la réaction excédée de Junon devant ce « je-ne-sais-quoi de doux » et d’indicible (« Assez ! Assez ! Mon cher époux, habitué à la tromperie, A pris la forme de sa fille Pour rassasier son perfide appétit ! », II, 6) sont sans équivoque. L’ambiguïté est ailleurs, et peut-être moins frivole qu’il ne paraît de prime abord, mais les perspectives qu’elle ouvre ne semblent pas retenir l’attention de l’auteur, qui en en rajoute dans la posture du faux ingénu en écrivant que « Calisto rend le mystère encore plus insondable lorsqu’elle dit à Junon que « Diane » l’a couverte de baisers « comme si elle était son amant, son époux » », une réplique parfaitement intelligible pour le spectateur qui est au fait du subterfuge… Après avoir constaté que l’opéra consacre la faillite du couple et la frustration sexuelle, Louis Bilodeau livre la signification ultime de l’opéra, lequel « présente en définitive l’apologie de l’amour chaste ou d’une certaine forme de renoncement », une thèse à tout le moins réductrice, pour évoquer enfin, en des termes nettement plus convaincants, l’harmonie des sphère sur laquelle se referme l’ouvrage.
Denis Morrier se penche ensuite sur la discographie et la vidéographie de La Calisto alors qu’Elisabetta Soldini suit l’œuvre à l’affiche depuis sa résurrection en 1970 jusqu’à 2010. L’analyse des enregistrements disponibles évite soigneusement toute polémique ou parti pris et s’attache plutôt à souligner l’apport spécifique de chaque version. Cependant, le commentaire de la version Jacobs laisse perplexe. Denis Morrier impute au chef de nombreuses coupures, ce dont le chef s’est toujours défendu, et les exemples qu’il donne sont erronés : « Deux scènes entières manquent (I, 13 et II, 14 dans le manuscrit original) », il s’agit en fait des rencontres de Satirino et Linfea, qui n’ont pas du tout disparu dans la version de Jacobs et ont bel et bien été enregistrées – tout le monde se souviendra du numéro de Dominique Visse sur une basse volontairement jazzy et du phallus dessiné sur une trappe (4). « Une autre disparaît dans le remaniement de l’acte II (entre les scènes 9 et 11) » ajoute Morrier, or, si on compare l’enregistrement et le livret intégral qu’il reproduit dans le guide d’écoute, force est de constater que, si la numérotation des scènes change, rien ne manque à cet endroit précis. Pour ce qui est des remaniements du deuxième acte, Jacobs se contente de supprimer, comme beaucoup d’autres, la scène 13 (une aria de Satirino). Si deux autres scènes de Satirino ne sont pas gravées (I, 14 et II, 13), elles étaient, comme le reconnaît Morrier, déjà barrées au crayon rouge sur le manuscrit. De manière générale, les coupures se limitent à quelques vers ici et là, dont les dernières strophes de deux arie et le chœur final, et ne couvrent jamais une scène entière. Les interventions de René Jacobs portent davantage sur les tessitures et les parties instrumentales. C’est avec la caractérisation des personnages que Jacobs et Wernicke prennent le plus de libertés, au risque, quoi qu’en dise le chef, de trahir l’esprit de l’opéra. En transformant Linfea en drag-queen vieillissante, en recourant au fausset pour les parties de Jupiter en Diane, ils modifient l’équilibre subtil de l’opéra au profit de la charge comique. Le choix de Dominique Visse, « contre-ténor bouffe » ainsi que Jacobs l’a lui-même surnommé, en lieu et place d’un garçon soprano pour camper Satirino, consacre cet infléchissement.
Jacobs et Wernicke nous ont livré une Calisto probablement assez différente de celle imaginée par Faustini et Cavalli, mais le spectacle fonctionne à merveille et a conquis le public moderne. C’est une réalité économique avec laquelle il faut compter, et en cela, nos deux complices font fait preuve du même pragmatisme que les musiciens et imprésarios du Seicento. Pour tenter de découvrir La Calisto originelle, le mélomane se tournera vers l’interprétation plus philologique de Bruno Moretti captée en direct lors des représentations données au Teatro Olimpico de Vicenza en juillet 1988. Ce disciple d’Alan Curtis conserve toutes les scènes et omet à peines quelques vers dans les récitatifs, il s’abstient de tout arrangement et maintient les tessitures originales, exception faite de Pan, qui d’alto devient ténor, alors qu’Endymion est tenu par une contralto, un travestissement supplémentaire dont on se serait bien passé ! Malgré ces réserves et un plateau inégal, Denis Morrier recommande cette version, « la plus fidèle et la plus respectueuse de l’écriture et du style de Cavalli », la seule qui dévoile « toutes les merveilles que recèle la partition originale ».
Bernard SCHREUDERS
(1) R. Jacobs, Un strano misto d’allegro e tristo. Texte publié dans le programme de La Calisto édité par La Monnaie (1993) et repris dans le livret de l’enregistrement réalisé pour Harmonia Mundi.
(2) B. et J. Glixon, Inventing the business of Opera ; the Impresario and His World in Seventeenth century Opera. OUP, Oxford, 2006.
(3) A. Puhlmann, Di dolci parolette lasciva melodia, texte également publié dans le programme de La Monnaie (1993). L’auteur signait la dramaturgie de cette production.
(4) Par acquit de conscience, nous avons consulté le manuscrit original sur le site que renseigne la bibliographie de L’avant-Scène: http://www.internetculturale.it/moduli/opac/opac.jsp. Les scènes 13 de l’acte I et 14 de l’acte II telles qu’elles apparaissent dans le manuscrit figurent bien dans la version enregistrée par René Jacobs… S’il y a bien un mystère insondable, c’est celui-là ! A moins que Denis Morrier n’ait inversé les références des deux scènes de Satirino auxquels René Jacobs a effectivement renoncé (I, 14 et II, 13), auquel cas l’auteur se répète en invoquant deux fois les mêmes scènes qui, en outre, sont barrées sur le manuscrit et dont la suppression ne peut donc pas être imputées à Jacobs.