D’épaisses brumes entourent ce Giove in Argo. Il suffit pour s’en rendre compte de lire le texte d’accompagnement du disque : « Avec un peu d’imagination… », « l’idée initiale semble avoir été… », « on peut supposer que la distribution était… », « il est peu probable que… » Rien n’est sûr concernant ce pasticcio que Haendel proposa au public anglais peu avant ses tout derniers opéras, Imeneo et Deidamia, boudés par Londres. Tous les airs, longtemps crus perdus, ayant été retrouvés en 2000 par le musicologue John H. Roberts, celui s’est attelé à la tâche consistant à écrire les récitatifs manquants dans les actes II et III, et c’est ainsi qu’est née une reconstitution jouée pour la première fois en Allemagne en 2007 (sous la baguette d’Alan Curtis, mais avec une tout autre équipe de chanteurs, Theodora Baka et Vito Priante en étant les deux seuls rescapés), avant l’édition critique à paraître. C’est apparemment piqué par la concurrence d’un nouvelle troupe d’opéra que Haendel renonça à son projet initial,qui était de ne donner en 1739 que des œuvres en anglais, non mises en scène. A partir d’un livret utilisé par Lotti à Dresde en 1717, pastorale assez absurde où Jupiter, le roi d’Egypte Osiris et le tyran d’Arcadie Lycaon retrouvent Diane, Calisto la fille de Lycaon et Isis la promise d’Osiris, il « fabriqua » donc Giove in Argo en puisant dans ses œuvres antérieures et même à venir, puisqu’il emprunta quelques airs à son Imeneo encore à l’état d’esquisse. Les seuls morceaux dus à un autre compositeur sont du napolitain Francesco Araja, connu pour ses opéras joués à Saint-Pétersbourg, Haendel y ajouta un peu de musique nouvelle. Monté par un metteur en scène imaginatif, ce pasticcio pourrait peut-être convaincre ; réduit à sa seule musique, il est difficile d’échapper à l’impression d’une suite d’airs mis bout à bout sans grande nécessité dramatique. On soulignera néanmoins la présence inhabituelle du chœur, très fréquemment convoqué tout au long de l’œuvre, pour ponctuer les scènes (mais sans aucune justification théâtrale, puisqu’ils se contentent de décliner le thème des joies de la chasse ou de la vie pastorale).
Paradoxalement, c’est en fait le premier acte, celui qui est intégralement de la main de Haendel, qui paraît le plus décousu, du fait d’une exposition longue et statique, où les personnages viennent se présenter tour à tour, enfilade de monologues et d’airs, entrelardés de chœurs. Les choses s’arrangent peu à peu, et le troisième acte, dont tous les récitatifs sont dus à John H. Roberts, fait nettement meilleure impression. A cette intégrale réalisée juste avant la tournée donnée au printemps 2010 par les mêmes interprètes, il manque la vie que seule insufflerait la scène ou au moins le concert. La direction d’abord bien pantouflarde d’Alan Curtis confirme ce sentiment, les airs plus agités de la dernière partie l’obligeant à sortir quelque peu de sa digne torpeur. D’abord bien propret, voire pépère, l’orchestre s’anime grâce à des arias telles que « Col tuo sangue » ou « Questa d’un fido amore », ce dernier n’étant pas de Haendel mais d’Araja. La folie d’Iside, qui conclut le deuxième acte, est largement empruntée à un opéra d’Araja, Lucio Vero, et cette pièce rapportée, qui trahit une invention mélodique bien moindre, est curieusement suivie d’un chœur nettement plus développé que les autres (près de cinq minutes) sur les tourments amoureux, en partie confié aux solistes, en partie à l’ensemble des choristes ; le prétendu « Coro del Complesso Barocco » ne se compose en effet que de quatre chanteurs en plus desdits solistes…
Heureusement pour lui, Alan Curtis peut désormais compter sur une fidèle équipe, qu’on retrouve au fil de ses enregistrements haendéliens, avec toujours le même sentiment mitigé d’admiration pour ces artistes et de regret qu’il soit dirigés de façon aussi peu enthousiasmante. La maîtrise d’Ann Hallenberg dans la musique de Haendel est désormais bien connue et reconnue ; on la trouvera ici aussi à l’aise dans la légèreté espiègle (« Taci e spera ») que dans la rage désespérée (« Questa d’un fido amore »). Karina Gauvin en Calisto livre une prestation tout aussi admirable, dès son air d’entrée en notes piquées, en passant par quelques tubes haendéliens (attention, son « Lascia la spina » reprend les paroles utilisées dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno, mais la musique n’a cette fois rien à voir avec le célèbre « Lascia ch’io pianga »). Karina Gauvin étant par ailleurs une superbe Alcina, nous ne pourrions a priori plus l’entendre chanter « Tornami a vagheggiar » (sauf à s’autoriser les libertés de Joan Sutherland, qui s’accaparait cet air, trop gratifiant pour qu’elle le laisse à sa collègue chargée du rôle de Morgana) ; c’est donc un vrai plaisir que de goûter ici ce morceau arraché aux soubrettes et rendu à une voix agile mais charnue. Si l’on ajoute que Gauvin hérite aussi de « Combattuta da più venti » et de « Ah, non son io che parlo », on comprendra qu’on a là un florilège des plus beaux airs haendéliens pour soprano, interprétés par une des meilleurs haendéliennes du moment. Theodora Baka possède une voix moins caractérisée que celle de ses consœurs, mais on apprécie néanmoins son timbre dans le charmant « Io parto lieta sulla tua fede ». Chez les hommes, on est heureux de retrouver la belle noirceur de Vito Priante, même si Haendel n’appartient plus guère à son répertoire scénique ; Johannes Weisser, le Don Giovanni de René Jacobs, ne parvient pas à éviter les nasalités, peut-être dans un désir maladroit de caractériser son personnage de méchant. Quant au ténor Anicio Zorzi Giustiniani, qui tenait de petits rôles dans les précédentes intégrales haendéliennes de Curtis (Massimo dans Ezio en 2008, Odoardo dans Ariodante en 2010), le voici promu à un personnage de premier plan, pour lequel sa voix pourra néanmoins paraître bien légère. Avec Curtis, le bilan est donc un peu toujours le même, fait surtout de regrets pour les deux têtes d’affiche qu’on a connues si admirables dans d’autres circonstances, mais qui ne trouvent pas ici le cadre stimulant grâce auxquelles elles se transcenderaient. Giove in Argo risque fort de replonger dans la brume d’où il a été tiré. Et peut-être faudrait-il aller jeter une oreille du côté de l’autre intégrale, sortie en 2007 chez Musicaphon, écho de représentations données à Bayreuth en 2006, dans une version reconstituée par un autre musicologue, à la distribution bien moins prestigieuse mais aux tempi nettement plus allants.