Quel lien peut-il y avoir entre la quête du Graal et celle de la sagesse bouddhique, entre Wotan et le Dalaï-Lama ? L’auteur du livret, Jean-Claude Carrière, proche de la spiritualité bouddhique (il a publié La force du bouddhisme, 1994), tout comme Jonathan Harvey qui a déjà écrit plusieurs œuvres sur ce sujet, est une personnalité bien connue dans les nombreux domaines où il excelle. Écrivain, scénariste, dessinateur, acteur, il ne pouvait que s’intéresser un jour au théâtre lyrique.
L’histoire est aussi astucieuse que simple : à Venise, Wagner repense à l’un de ses très anciens projets, un opéra bouddhiste (Die Sieger, [Les Vainqueurs] 1855-61*), lié à la philosophie de Schopenhauer dont il était un fervent admirateur. Frappé d’une crise cardiaque après une violente dispute avec Cosima, le compositeur a déjà un pied dans l’autre monde, où il est accueilli par le bouddha Vairochana qui lui raconte son opéra : nous sommes en Inde, une pauvre serveuse d’auberge, Prakriti, tombe amoureuse d’un jeune moine, Ananda, cousin du prince Siddharta. Au cours d’un repas chez la mère de la serveuse où le moine Ananda a été invité, Bouddha donne à celui-ci une vision tantrique de Prakriti, où elle apparaît sous la forme de la terrifiante déesse Vajrayogini. Puis l’un et l’autre vont voir Bouddha pour obtenir le droit de vivre ensemble. Malgré l’opposition des brahmanes, Bouddha, expliquant que Prakriti, princesse dans une vie antérieure, avait dédaigné les avances d’Ananda, alors fils d’un paysan, accepte que les deux amants restent ensemble parmi les moines, à condition que leur relation reste chaste.
Pendant que se déroule dans l’esprit faiblissant de Wagner ce conte philosophico-religieux (chanté), gravitent et interviennent autour de lui des personnages qui continuent leur vie futile (parlée) : Cosima, la cantatrice Carrie Pringle qui était le sujet de la dispute, la femme de chambre Bettie et le docteur Keppler. Aucun bien sûr ne peut suivre ce qui se déroule dans la tête du mourant. A la fin, Bouddha demande à Wagner de choisir entre l’action rédemptrice de Prakriti et le combat pour la vie avec « le sang héroïque de Siegfried ». En auriez-vous douté ? Wagner choisit Siegfried, se réconcilie avec Cosima et meurt apaisé.
Pendant le déroulement de la double action, tous les événements, grands ou petits, réels ou imaginaires, se mêlent au gré des entrées et sorties des divers protagonistes. Et ce qui, au théâtre, est tout à fait naturel, devient au disque passablement ennuyeux : l’œuvre n’a pas été écrite pour n’exister que par le disque, et donc, au bout d’un moment, on ne sait plus très bien qui est qui, ni qui fait quoi. Donc, impossible d’écouter ce CD sans s’asseoir dans un bon fauteuil en suivant le texte du livret. Et comme il s’agit plus d’une longue mélopée électroacoustique (IRCAM) entrecoupée de parties chantées et de parties parlées au total assez peu attrayantes, le tout sans grande invention mélodique, l’ennui vous gagne rapidement. Pourtant, le savant livret d’accompagnement vous explique deux fois que « l’électronique comprend notamment de la synthèse granulaire, de la modulation en anneau, un filtrage multiple et une spatialisation parfois « dessinée » en temps réel sur une tablette graphique ». Mais nous, dans notre grande innocence, on se demande surtout pourquoi, l’œuvre ayant été représentée sur scène, elle n’a pas été réalisé en DVD : la réception en aurait été, bien évidemment, toute différente. On apprécie néanmoins le travail musical et vocal de tous les interprètes, autant que l’on devine leur engagement scénique. Donc à écouter, réécouter et écouter encore jusqu’à comprendre et aimer. Le livret intégral en français est consultable sur www.ictus.be/music/.
* Cf. Wolfgang Osthoff, « Richard Wagners Buddha-Projekt « Die Sieger »: Seine ideellen und strukturellen Spuren in « Ring » und « Parsifal » », dans Arkiv für Musikwissenschaft, 40:3, 1983, p. 189-211.