Le mystère en trois parties de Jules Massenet intitulé Eve, date de 1875 alors que seuls deux opéras comiques avaient vu le jour sous la plume du compositeur, La Grand’Tante (1867) et Don César de Bazan (1872). L’année suivante devait voir la création de l’oratorio mieux connu Marie-Magdeleine, puis diverses compositions devaient se succéder (dont des musiques de scènes pour des drames bien connus, Notre-Dame de Paris et La Vie de bohème) avant le prochain opéra, Le Roi de Lahore en 1877. Eve semble à mi-chemin entre l’oratorio et l’opéra, offrant une musique exquise d’équilibre entre la grandeur un peu glacée du premier genre, la chaleur expressive du second, et une certaine sensualité (liée au sujet) discrètement insinuante.
L’Association culturelle Ab Harmoniae (1) vit le jour sur la volonté du soprano Denia Mazzola Gavazzeni et l’abrégé « onlus » suivant son nom signifie : « Organizzazione non lucrativa di utilità sociale », expression se passant de traduction française. Il s’agit, selon les termes de la présentation contenue dans le site, “d’entreprendre un cheminement culturel-humanitaire particulièrement destiné aux communautés « recluses » sinon oubliées”, comme les maisons de retraite, les centres d’accueil pour jeunes en difficulté, les milieux carcéraux. “Les Membres fondateurs s’investissent dans l’organisation et la promotion d’événements musicaux”, poursuit la description, auprès de ces institutions, sachant que “la voix qui chante —la voix d’art lyrique— produit en fait dans l’entourage un champ vibrationnel tel, qu’il est capable d’apporter un soulagement même au sujet le plus « replié » sur lui-même”. Ces événements musicaux concerneront les publics indiqués non seulement en tant que spectateurs mais, comme le souhaite le projet, en tant qu’acteurs.
Le président d’honneur est le romancier Andrea Camilleri, inventeur d’un célèbre officier de police sicilien, passé depuis sur petit écran, et répondant au beau nom de Commissario Montalbano. Parmi les Membres honoraires, on relève les noms du prestigieux soprano Magda Olivero, de Sabino Lenoci, estimé directeur de la plus luxueuse revue dédiée à l’opéra et précisément nommée : L’Opera, et bien sûr du soprano Denia Mazzola, à l’origine du projet.
Précisément, en interprétant Eve, Denia Mazzola Gavazzeni unit délicatesse à puissance expressive, dans un chant formé aussi bien au Romantisme dramatique d’un sien concitoyen qu’elle interpréta beaucoup — du nom de Gaetano Donizetti ! — mais aussi à des parties lourdes à soutenir comme celle de Risurrezione de Franco Alfano ou de l’impressionniste Parisina de Pietro Mascagni. Il faut dire aussi que l’Artiste eut le privilège de travailler avec l’aristocratique « Maestro concertatore » qui devint son époux. La tendance du timbre à autrefois « s’étrangler » quelque peu dans les aigus, s’est muée en une attaque plus brûlante, parfois coupante, de ceux-ci, épais et riches en couleurs.
Constituant un joli pendant « opératique » à l’oratorio Eve, l’air célèbre « Pleurez, mes yeux ! » est rendu de manière poignante et intense, mais toujours avec le même goût de la mesure et de l’Art du chant.
Le baryton Massimiliano Fichera (Adam) séduit d’autant plus que son timbre évoque curieusement, en « noirceur veloutée », celui de l’admirable Renato Bruson. Il ne possède pas seulement couleur et velouté de timbre mais une belle délicatesse de phrasé, une élégance idéale pour ce qu’il doit chanter, faite d’exaltation contenue plaisamment française. Quelle belle maturation de voix depuis La Romanziera e l’Uomo Nero, délicieuse et insolite partition donizettienne enregistrée en 2000. On aimerait connaître ses Lord Enrico Ashton (Lucia di Lammermoor), Sir Riccardo Forth (I Puritani), Il Conte di Luna (Il Trovatore), Don Carlo (Ernani), et même le redoutable Barone Vitellio Scarpia de Tosca… Ainsi que de beaux rôles de barytons donizettiens qu’il possède et qu’on lui souhaite d’exécuter bientôt sur scène, tirés de La Favorita, Roberto Devereux, Maria di Rohan…
Le ténor Giuseppe Veneziano, « Récitant » forcément en retrait, à la voix légère mais bien timbrée, souple et chaleureuse, remplit pourtant sa charge en s’intégrant à l’exécution, si bien qu’il semble personnage.
On apprécie d’autre part l’efficace prestation du Choeur de l' »Ensemble Corale Ab Harmoniae« . Onctueux à souhait pour une telle musique souvent suave, l’ « Orchestra Sinfonica Ab Harmoniae » habite joliment cette partition, grâce au « Maestro Concertatore » Daniele Agiman. Ce dernier équilibre les sonorités et les effets, jamais oublieux du fait qu’il ne concerte pas un opéra mais bien un oratorio avec ce je-ne-sais-quoi de retenu, de « figé-rêveur », pour ainsi dire, attaché au genre. Il se révèle aussi à l’aise dans l’atmosphère bien différente dessinée par Massenet dans la pièce symphonique Devant la Madone qui, en accord avec le sous-tire Souvenir de la campagne de Rome, nuit de Noël 1864, évoque un sentiment bucolique avec le cor anglais imageant peut-être les fifres de pastoureaux, et la clarinette l’onde tranquille de ruisseaux. Un tableau baigné d’un clair-obscur où passe une ombre de préoccupation déjà « moderne-fin-de-siècle ».
La démarche commune atteignant à un recueillement et à une dramatisation juste ce qu’il faut pour rendre les personnages humains, aboutit ainsi à une belle réussite, faisant espérer que soit également enregistré le drame sacré Marie-Magdeleine du même Massenet, que vient de reprendre l’Association Ab Harmoniae.
Yonel Buldrini
(1) http://www.abharmoniaeonlus.eu