Michele Enrico Carafa, prince di Colobraro, passe à l’histoire de la musique comme l’un des derniers à avoir vu Vincenzo Bellini vivant. Il était l’oncle du baron Aymé D’Aquino, attaché à l’ambassade du Royaume des Deux-Siciles à Paris, ami de l’infortuné compositeur et nous laissant un journal aux précieux renseignements sur la fin du pauvre Bellini, seul dans « la Villa sous les roses » de Puteaux, laissé à la garde intransigeante du jardinier qui ne laissait passer personne (on craignait le choléra). Alors que le baron D’Aquino et même Saverio Mercadante sont repoussés, « Carafa se fait passer pour le médecin de la Court. Il parvient jusqu’à Bellini qu’il trouve au lit. », écrit son neveu le baron D’Aquino. Lors du triste cortège du 2 octobre 1835, le prince Carafa sera l’un des quatre compositeurs d’opéras à tenir le drap funèbre, avec Ferdinando Paer, Luigi Cherubini et Gioachino Rossini.
Michele Carafa composa une quarantaine d’opéras, entre 1802 et 1847, illustrant ainsi aussi bien le style du « melodramma » (opéra sérieux italien), que deux genres cousins : l’opéra semiserio et l’opéra comique français. En parcourant les titres de ses ouvrages, on se plonge avec délices dans le nouveau monde des sujets de livrets que le Romantisme naissant puis flamboyant allait imposer, avec le goût retrouvé du Moyen Age ou des intrigues historiques. On rencontre ainsi Gabriella di Vergy (1816), Adele di Lusignano (1817), Jeanne d’Arc ou La Délivrance d’Orléans (1821), Masaniello ou Le Pêcheur napolitain (1827), La Violette ou Gérard de Nevers (1828), L’Auberge d’Auray (1830), La Maison du rempart ou Une Journée de la Fronde (1833). Les sujets anglo-écossais reflétant l’influence de Walter Scott ne manquent pas : Elisabetta in Derbyshire ossia Il Castello di Fotheringhay (1818), La Prison d’Edimbourg (1833) et bien sûr Le Nozze di Lammermoor (1829), connu pour avoir précédé le chef-d’oeuvre donizettien.
Les compositions de Michele Carafa illustrent également le genre de l’opera buffa ou de la farce, et dès 1815, avec ce titre curieux, du brave Tottola, La gelosia ossia Mariti aprite gli occhi : La Jalousie ou bien Maris, ouvrez les yeux ! …et I Due Figaro o sia Il soggetto di una commedia (Milan, 1820), qui deviendra à Paris en 1827 Les Deux Figaro ou Le Sujet de comédie.
En ce qui concerne le sujet du livret, il faut savoir que les personnages de Beaumarchais ont connu des aventures non sorties de sa plume ! Abondent en effet dans l’opéra italien du XIXe siècle, les I Due Figaro, les Il Nuovo Figaro, La Figlia di Figaro... sans parler de réécritures romantiques de Le Nozze di Figaro, comme celle de Luigi Ricci en 1838.
En l’absence de synopsis et de sous-titres en français, il n’est pas vain de débrouiller quelque peu les fils de l’intrigue que l’habile Felice Romani tisse dans son livret, du reste mis en musique par trois autres compositeurs. On retrouve un Figaro bien disposé à profiter de la confiance que lui donne son maître le comte d’Almaviva, afin de mettre la main sur la moitié de la dot de sa fille Inez. A cet effet, il avance comme époux Don Alvaro, complice avec lequel il partagera la dot. Un second dessein, apparemment plus désintéressé, occupe Figaro durant l’histoire : offrir au « poeta » Plagio —on note l’ironie au passage, puisqu’en italien le mot signifie plagiat— le sujet d‘une comédie… celle-là même dont il tire les ficelles pour s’emparer de la dot !
Un jeune inconnu se présente à Figaro pour se faire engager et donne le nom de… Figaro ! Apprenant que son interlocuteur se nomme également ainsi, il se répand en éloges, honoré de porter le nom « du plus habile et fidèle serviteur ». Le jeune homme est en fait Cherubino, le soupirant secret d’Inez (et là se trouve une petite incongruité, car il devrait connaître Figaro, savoir qui il est). Figaro conçoit du reste quelques doutes, confirmés lorsqu’après avoir alarmé le comte, ils surprennent les deux amoureux. Le « second Figaro » (Cherubino) sauve la situation en se disant épris de Susanna qui joue le jeu. Figaro menace, puis pardonne aux deux autres qui promettent de ne pas donner suite à leur « erreur » ! Plagio, qui trouvait la fin du premier acte manquant de rebondissement est servi.
A l’acte II Figaro tente de faire parler son épouse à propos de ce que cache la prétentue idylle avec Cherubino en laquelle il ne croit pas. La coquine résiste d’autant mieux que survient Plagio, désireux de faire avancer son second acte, mais Figaro l’envoie à tous les diables ! Cherubino et Inez s’entretiennent dans les appartements de Susanna mais Figaro les surprend et le comte survient et chasse Cherubino. Il demande à Figaro de quérir le notaire puis au moment de saluer Susanna, qui devait également s’en aller, le petit faible qu’il a toujours eu pour elle lui demande de rester. On conduit Don Alvaro auquel Inez déclare sans ambages que s’il a le cœur « généreux et noble », il tournera ses regards vers une autre… Plagio tombe sur le notaire, le croit un poète rival et le fait partir ! Le quiproquo s’enfle avec l’arrivée du comte prenant Plagio pour le notaire et lui demandant de lire l’acte, puis atteint son comble quand le poète comprend que le comte voudrait connaître le sujet de sa pièce de théâtre ! Tout se découvre alors : le notaire paraît, ainsi que Cherubino, dénonçant en Don Alvaro le palefrenier Torribio, le comte chasse Figaro et accueille les deux amoureux. Plagio conclut : « Finita è la commedia », le rideau tombe sur I Due Figaro, dont la fin est tout de même un peu douce-amère puisque le véritable Figaro est négatif et congédié…
Une partition vraiment étonnante que ces Due Figaro du prince Carafa, au frémissement à peine rossinien, pourrait-on dire, et montrant pourtant la voie de l’avenir. On y trouve en effet des manières de composer à la XVIIIe siècle, comme si on en prolongeait le style, tout en prenant en compte les ferments du siècle suivant où allait flamboyer le Romantisme. Il existe ainsi tout une école de la transition vers ce Siècle d’Or de l’opéra, dont on apprend à redécouvrir les artisans, comme Simone Mayr, Gaspare Spontini ou l’infortuné Nicola Manfroce.
On commence par une pimpante ouverture, frémissante mais non sur le moule rossinien ! sympathique prélude à l’entrée du comte, où clarinette, hautbois et cor discourent tour à tour. On découvre alors l’instrumentation élégamment colorée de Carafa, et dans la cabalette du comte, la clarinette s’enroule autour de la voix. Composant du reste superbement pour les voix, Michela Carafa réforme l’accompagnement instrumental et fait entendre un orchestre à l’italienne, chantant, et non « bavardant » à la Mozart. Si l’on trouve encore (heureusement peu) du recitativo secco, on a plaisir en revanche à entendre ces charges orchestrales un peu laborieuses et sympathiquement clinquantes, venant remiser l’orchestre gentiment moussant et envahissant du siècle précédent. Précisément, à l’ininterrompue succession de mélodies effervescentes de l’opera buffa du XVIIIe siècle, une force romantique se fait jour, à l’orchestre notamment — qui ponctue fortement, avec percussions— et donne une puissance inusitée jusqu’alors dans l’opéra bouffe, comme dans cet étonnant sextuor du second acte, possédant une stretta finale digne d’en conclure un. En parlant d’ensembles, on remarque la belle distribution des voix dans les passages à plusieurs, et notamment le beau largo du Finale Primo, sortant enfin des ensembles « de stupeur », à la Rossini. La stretta finale est tout aussi intéressante, très lyrique au lieu d’un crescendo traditionnel.
On « sort » de cette musique, agréablement diverti par une vivacité constante, alimentée d’une belle trouvaille de motifs plus chaleureux les uns que les autres et sans avoir trouvé le temps long, selon l’expression, mais déterminer la saveur de la musique de Michele Carafa n’est pas une démarche spontanée et demande une réécoute. Si l’on est en effet impressionné parfois, on ne semble pas retenir de motif qui trotterait ensuite dans l’esprit, un peu comme l’on sort d’un opéra du bon Paisiello, gentil mais pas marquant… mystérieuse condition de l’inspiration, là où ce sacré Rossini semble imbattable ! L’intérêt demeure, de toute manière, de découvrir les autres producteurs de musique lyrique de théâtre de ce Siècle d’Or où l’on en faisait une si grande consommation… quitte à faire briller plus encore l’étoile de ceux dont le génie dépasse l’époque.
Une distribution homogène a été assemblée pour cette résurrection, à commencer par le Figaro correct et rompu à son métier du baryton-basse Carmine Monaco. Giorgio Trucco est un Conte d’Almaviva à la voix de ténor léger mais pulpeuse, bien timbrée, sonore et chaleureuse.
La Contessa d’Almaviva est Rossella Bevacqua, oscillant d’ordinaire de Berta (Il Barbiere di Siviglia) à Norina (Don Pasquale), et de Corinna du Viaggio a Reims jusqu’à Suora Angelica ! Son rôle ici un peu en retrait et comportant peu d’interventions en soliste, permet à peine de se rendre compte des qualités de son timbre, aux reflets cuivrés et brillants.
Sa fille Inez est Eunshil Kim, soprano asiatique à l’abattage certain, mais au timbre vert et un peu acidulé. Comme il est également puissant, certains aigus en force s’en trouvent criés, ce qui diminue notamment l’impact de l’impressionnante cabalette de son air du second acte.
Cherubino, « le second » Figaro est Simon Bailey, baryton au timbre clair mais puissant (ayant même chanté le Dottor Dulcamara !).
Cinzia Rizzone est encore un soprano aux larges graves, prêtant sa voix chaude et veloutée à Susanna, dans un heureux contraste avec la pétulance de Inez ou le brillant de la contessa.
Le dramaturge au nom significatif de Plagio (Plagiat !) est chanté avec talent par Vittorio Prato, baryton au timbre plus noir que les autres et qui termine l’opéra, une fois que tous se sont tus. Il chante seul la conclusion du finale, depuis la fosse d’orchestre : « Voglio sperar che il pubblico le man mi batterà – je veux espérer que le public m’applaudira ».
Dans des rôles plus secondaires, on trouve le Don Alvaro « un peu juste » du ténor Giuseppe Fedeli, et le notaire de Alessio D’Aniello.
La direction énergique de Brad Cohen donne vie à une musique qui semble ainsi moins « datée », avec un orchestre sonnant bien, encore rehaussé par un instrument peu usité au début du XIXe siècle car plus romantiquement clinquant, pour ainsi dire : les cymbales. Si elles sont ici abondamment frappées, il faut préciser qu’il s’agit de cymbales « sèches », c’est-à-dire à la sonorité moins éclatante et plus discrète.
La mise en scène de Stefano Vizioli « actualise » à outrance et nous laisse perplexe : comment en effet faire cadrer une musique datée (avec encore des récitatifs au clavecin !), avec des personnages tirés de nos rues, de nos magasins et bureaux ? Comment croire à ce personnage en chemise à grosse rayures hors du pantalon, avec un chapeau classique revisité à la jeune un peu ridicule, et vocalisant ! (heureusement impeccablement).
On joue aujourd’hui la carte du patibulaire et de l’abandon de la prestance (pour les bons comme pour les méchants), avec un figaro mûr et au crâne rasé ; bien sûr, le physique des interprètes ne peut leur être imputable, mais pourquoi ainsi abandonner la recherche du charme ? et la remplacer par des gestes et attitudes à caractère sexuel, voire obscène ? (la femme est couramment assise sur les genoux de l’homme, quand elle n’y est pas placée en position horizontale ! Est-il besoin d’autre part, Figaro étant allongé sur une table, de le faire chevaucher par une Susanna bien en chair, lourdement assise à califourchon sur le ventre de ce dernier, gros et chauve… vision ni érotique, ni parodique. Il faut également subir le conventionnel et lassant abus des attitudes habituelles, comme ces moments de « tendresse automatique », brusquement interrompus, la femme repoussant brutalement l’homme, pour une mystérieuse raison.
Qu’y gagne-t-on ? acceptons-nous mieux la musique ? surtout inconnue comme celle-ci ? Un spectacle « coloré » (à tous les sens du terme !) met-il la musique en valeur ou triomphe-t-il d’elle, la reléguant en « fond sonore », pour une action « qui bouge », comme l’on dit, et ce mouvement a des chances de plaire à un certain public, retrouvant là le côté spectaculaire du cinéma d’aujourd’hui… et ne cherchant rien d’autre. Le plus triste est la conclusion qui tombe en fin de soirée : « C’était un beau spectacle ! », le mot est lancé : spectacle ! et d’appréciation sur la musique, en l’occurrence la redécouverte du pauvre prince Carafa, point !
N’y a-t-il pas de moyen terme entre une telle actualisation décalée et les personnages « XVIIIe-bombonnière-figés », comme ces vieux Così fan tutte où les couleurs des costumes de ces dames se retrouvaient thématiquement dans celles de leurs soupirants entrecroisés ?
En ce qui concerne l’amateur avide de découvertes, l’intérêt est de déterminer quelle saveur possède cette musique oubliée ; il lui reste pour cela la possibilité d’écouter seulement (au moins dans un premier temps), évitant le malaise constant produit par la dichotomie entre le son et l’image.
Yonel Buldrini
PAGE
PAGE 1