Pour se faire une idée de l’art d’Elisabeth Grümmer dans le domaine du lied, auquel elle a pourtant consacré une part non négligeable de sa carrière, l’amateur doit se contenter de bribes publiées par Orfeo, Testament ou Hänssler, irrégulièrement disponibles. Saluons donc cette publication qui, sans être totalement inédite, répare une forme d’injustice et disons le d’emblée : l’acquisition en est vivement recommandée à tout amateur de lieder et de belles voix.
On retrouve sur l’album Andromeda, dans un remastering soigné, un récital consacré à Mozart, Schubert, Brahms et Wolf déjà publié voici quelques années par Gala au sein d’un double CD. L’origine de ce bouquet de lieder était indiqué sans plus de précision, « Berlin 1948-1956 ». Pour se convaincre qu’il s’agit bien de la même source, il suffit de constater que l’on retrouve la même hésitation fugace chez le pianiste au début du 2e couplet du Wiegenlied de Schubert (plage 8), en raison d’une page tournée un peu tardivement… Ce « plat de résistance » est complété d’un bonus Schumann/Schubert qui voit Elisabeth Grümmer respectivement accompagnée de Hugo Dietz (à Berlin en 1953) et par Herta Klust (à Berlin en 1956)
Que le récital principal ait été capté à Berlin ou à Schwetzingen importe en définitive assez peu. Ce qui importe, c’est que, correctement enregistré (même si on aurait souhaité parfois un piano un peu plus présent), il nous permet d’apprécier dans sa plénitude l’immense talent d’Elisabeth Grümmer.
Il faut reconnaître que ce talent a été quelque peu éclipsé par celui, exactement contemporain, de « l’autre Elisabeth » (Schwarzkopf), plus qu’abondamment documenté par le disque. C’est particulièrement vrai dans le domaine du lied. Qu’il soit permis ici, toute révérence gardée, de rappeler que « l’autre Elisabeth » n’a pas épuisé la question et que si sa contribution à l’art du lied allemand est, pour l’éternité, une contribution majuscule, d’autres ont œuvré plus modestement, plus discrètement, mais avec non moins de ferveur. Tout le monde n’a pas la chance d’épouser un influent producteur de disques.
1958 constitue sans doute, dans la carrière de Grümmer, le point d’équilibre idéal entre la fraîcheur de la voix et la maturité artistique. Pour mémoire, la soprano a débuté sa carrière de soliste en 1940 (en Fille Fleur, à Aix la Chapelle, où Karajan l’avait repérée). En 1946, elle fait ses débuts au Städtische Oper de Berlin (plus tard Deutsche Oper), qui devait rester son port d’attache jusqu’en 1972, date de ses adieux. A Salzburg, elle laisse le souvenir d’une Donna Anna et d’une Agathe d’anthologie (toutes les deux sous la baguette métaphysique de Furtwängler, en 1954). A Bayreuth, où elle se produit de 1957 à 1961, son Elsa et son Eva marquent durablement les mémoires. Fort heureusement, elle a pu laisser au studio la trace de ces 4 incarnations majeures, ce qui les rend aisément trouvables (et, de ce fait, impérativement « cherchables »).
Cette publication d’Andromeda éclaire donc avec bonheur une facette moins connue de la carrière d’Elisabeth Grümmer. On y retrouve son timbre extraordinaire de pureté et de liquidité ainsi que son expression d’une une candeur et d’une innocence, (cette « Jungfräulichkeit » dirait-on de l’autre côté du Rhin) si caractéristiques et qui, d’emblée, touchent et émeuvent l’auditeur.
Caractéristiques également l’absence de malice, d’afféterie, de maniérisme : tout ici est naturel, rien n’est fabriqué ou calculé. La ligne est toujours souveraine, le souffle inépuisable, les dynamiques miraculeuses. Que l’on écoute pour s’en convaincre – un exemple parmi tant d’autres – la manière dont est phrasé « Das Veilchen ».
Ces immenses qualités seraient vaines si elles ne reposaient pas sur une profonde intelligence du mot et une diction irréprochable : là aussi, Grümmer montre qu’elle figure définitivement parmi les plus grandes.
Puisque Schubert convient particulièrement à la voix de Grümmer, comment ne pas fondre devant le Wiegenlied, berceuse bouleversante de tendresse et de douceur ? Quel enfant, bercé par cette voix si maternelle et apaisante, ne s’endormirait pas pour les rêves les plus doux ?
« Liebliches Mündchen, Engel umwehn dich,
Drinnen die Unschuld, drinnen die Lieb! »
Ces vers tirés du Wiegenlied s’appliquent de manière troublante à celle qui les chante, ce 30 mai 1958, à Schwetzingen.
Car le chant de Grümmer n’est pas simplement beau : il est aussi profondément bon.
Julien MARION