Du fait des hasards et des injustices de l’industrie du disque, Geneviève Moizan n’est plus guère aujourd’hui connue que grâce à divers enregistrements d’opérette, comme seconda donna (Véronique avec Géori Boué dans le rôle-titre) ou même comme héroïne (La Mascotte avec Robert Massard). Et comme la plupart des différentes intégrales d’opéras rares auxquelles elle participa sont aujourd’hui introuvables, on se fait une idée bien partielle de cette artiste dura à peine vingt ans, entre 1948 et 1968. Heureusement, le label Malibran permet de redécouvrir cette voix ample, opulente, dont le répertoire sidère par sa diversité. Sur ce disque, qui s’inscrit dans la série « La troupe de l’Opéra de Paris », dont nous avons eu l’occasion de saluer les précédentes livraisons (Albert Lance, Andréa Guiot, Gabriel Bacquier, Guy Chauvet), les larges extraits réunis proviennent de concerts radiodiffusés entre 1953 et 1961.
On apprend notamment que Pierre Boulez n’était pas le seul à diriger Hippolyte et Aricie dans les années 1950 : Roger Désormière en proposa lui aussi une version en concert, et par sa majesté solennelle, la déploration de la mort d’Hippolyte est sans doute le passage où nos oreilles du XXIe siècle sont le moins choquées par des choix d’interprétation bien différents de ceux auxquels les dernières décennies nous ont habitués. On constate aussi d’emblée combien le timbre sombre de Geneviève Moizan – qui lui permit de tenir des rôles de mezzo en plus de son répertoire de soprano – la prédisposait aux personnages nobles, reines, épouses et mères, peut-être davantage qu’aux jeunes filles qu’elle incarna néanmoins très souvent aussi. Dans Tarare de Salieri, qui reste aujourd’hui encore une rareté, elle s’impose par la générosité de sa voix et la vigueur de son interprétation, balayant toute question de style. Et l’on reste pantois devant la maestria avec laquelle elle aborde l’entrée d’Elisabeth dans Tannhäuser ou surtout l’air de Fidelio : peu importe qu’il s’agisse d’une version française, voilà bien une chanteuse de premier plan, dont on ne parvient pas à s’expliquer qu’elle n’ait pas laissé une trace plus durable dans les mémoires. La faute au disque, là encore, et à un certain snobisme qui fait croire que l’on chantait forcément mieux ailleurs. L’école de chant français serait bien heureuse d’avoir encore aujourd’hui des artistes de cette dimension.
Plus que dans Berlioz, Gounod ou Verdi (le ténor qui lui répond dans Le Trouvère est exécrable), on écoutera surtout l’actrice Geneviève Moizan dans Massenet, pour une admirable Grisélidis (avec une prise de son curieusement moins bonne, alors qu’il s’agit d’un des documents sonores les plus récents) et une Sapho qui, avec de tout autres moyens, s’impose à côté de la version inoubliable laissée par Renée Doria. On se penchera avec attention sur un précieux témoignage de l’art de Raoul Laparra : presque tout le troisième acte de son opéra La Habanera (1908). Geneviève Moizan prête une sauvagerie implacable à l’héroïne, Pilar, Louis Musy lui donnant une superbe réplique en Ramon (la longueur des plages permet d’entendre de vraies scènes plutôt que de simples airs). Et l’exploration du répertoire se prolonge jusqu’aux extraordinaires Choéphores de Darius Milhaud (1915), encore une œuvre dont on se demande pourquoi elle n’est pas plus souvent donnée. C’est bien simple, chacun des extraits de ces concerts radiophoniques donne envie d’entendre l’intégrale, et l’on rêve sur la Snegourotchka où Geneviève Moizan était Koupava, aux côtés de Rita Gorr en berger Lel (on entend quelques phrases chantées par sa voix reconnaissable entre mille) et Janine Micheau dans le rôle-titre…