Dans l’Europe qui se remet à peine de la deuxième guerre mondiale, ce sont des troupes d’élite que le Met envoie en Europe, à partir de 1954, pour graver pour RCA, à Rome plutôt qu’à New-York, plusieurs intégrales qui feront date. Avant Turandot, La Bohème ou Traviata, c’est, à l’été 1956, le tour de Rigoletto, avec une équipe au summum de ses moyens et composée de partenaires réguliers à la scène : Robert Merrill, dont c’est, sauf erreur, à 39 ans, le premier enregistrement dans le rôle ; Jussi Björling (45 ans) … et Roberta Peters, alors âgée de 26 ans, avec laquelle le baryton partagera quelques années… son lit !
Ce double CD n’est pas une nouveauté absolue. Déjà réédité par GOP en 2005, puis par le label Line en mars 2007, il constitue le troisième témoignage de l’incarnation du bouffon par le baryton new-yorkais : en 1963, il enregistrera Rigoletto sous la baguette de Solti, avec Kraus et Moffo, puis en 1964, avec Richard Tucker et, à nouveau, Roberta Peters.
Robert Merrill est un Rigoletto magnifique. Sa voix, déjà mûre, ne trahit aucune jeunesse excessive qui nuirait à la crédibilité du personnage ; elle se joue de la diversité de registres qu’impose le rôle. Tour à tour sombre, menaçant, émouvant, pitoyable, il est un bouffon vocalement idéal. Disparu en 2004 après une carrière essentiellement américaine, il est sans nul doute un des plus grands barytons verdiens du siècle dont la longue discographie nous laisse de nombreux témoignages.
Malgré ses immenses qualités entrées dans la légende, Jussi Björling est un duc plus problématique : sans doute la voix, reconnaissable entre mille, est magique et le rôle ne lui pose aucune difficulté. Mais autant son Manrico ou son Faust n’appellent à nos yeux aucune réserve, autant son duc est presque trop touchant pour convaincre, en raison de son timbre, à la fois angélique et presque voilé, plus tendre que conquérant. Il reste une leçon de chant léché avec tout de même ici et là d’étonnantes erreurs de prononciations …
Leur Gilda est Roberta Peters, pensionnaire du Met pendant plus de trois décennies moins connue en Europe que ses deux partenaires. En ce début de carrière, plutôt marqué par des rôles de coloratures, on devine presque l’évolution qu’elle connaîtra jusqu’à la fin des années 1970. Sa Gilda ne manque pas de caractère et de personnalité ; le duo de la vengeance avec Merrill vaut le détour.
Les deux autres solistes sont très bons, avec une mention spéciale pour le Sparafucile de Giorgio Tozzi, basse habituelle et bien chantante du Met.
La direction de Perlea a pour principal mérite de mettre les voix en valeur. Mais un certain manque de punch (dans tout le IIIe acte et pendant le quatuor en particulier), de nombreuses coupes (pas de cabalette du Duc au II, « Possente amor mi chiama… ») et une modeste qualité sonore de l’enregistrement (curieux tout de même pour un RCA des années 1950) empêchent de regarder cette version comme autre chose qu’un précieux témoignage d’un âge d’or romano-new-yorkais !
Quelques jours après avoir terminé l’enregistrement de Rigoletto, Robert Merrill resté à Rome a enregistré, toujours pour RCA qui les a édités en 33 tours, trois airs de Verdi et l’air d’entrée de Figaro, dans le Barbier, dans lequel il est moins à l’aise. Ce bonus complète bien ce coffret qui vaut surtout pour l’incarnation du baryton.
Jean-Philippe Thiellay