Aussi surprenant que cela puisse paraître, le Journal intime d’Alma Mahler (1879-1964), l’une des personnalités artistiques les plus célèbres du siècle passé, n’avait jamais jusqu’ici été traduit en langue française. Il n’avait d’ailleurs été publié en allemand, retranscrit à partir des 22 carnets originaux, qu’en 1997. Il s’agissait alors d’une transcription complète, remarquable travail éditorial d’autant plus méritoire que l’écriture de la jeune fille était quasiment illisible. La présente version française, qui opère une sélection parmi les textes les plus intéressants, est tout à fait satisfaisante. Elle est agrémentée de quelques reproductions de croquis de la main d’Alma (elle a un bon coup de crayon) ainsi que de photographies dans une très belle édition à la mise en page soignée avec en prime un papier très agréable au toucher. On pourra néanmoins regretter de ne pas avoir eu un cahier de photographies qui reproduirait en fac-similé quelques pages du journal avec ses pattes de mouches, mais aussi les fleurs séchées, les cartes postales ou les souvenirs de Klimt, Mahler ou Zemlinsky récolés soigneusement par Alma. Un index aurait également été très utile.
Le traducteur, Alexis Tautou, prend bien soin de préciser que la sélection subjective réalisée tient compte des différents styles d’écriture (télégraphiques, plus écrit ou au contraire oral et familier), des ruptures ou encore de la structure en « suites », terme choisi par Alma elle-même, sans doute dans une optique de construction de type musical. De fait, le lecteur se sent pleinement à l’aise dans ces superpositions et coupures. Le rythme du journal et des événements vécus par la toute jeune femme en fleur (elle se confie à son journal de 19 à 23 ans, à la veille de son mariage avec Mahler) n’en paraissent que plus proches, comme s’ils étaient condensés dans un montage cinématographique nous faisant grâce des redondances ou faits proprement insignifiants. Les puristes ou les chercheurs se reporteront bien évidemment à la version intégrale allemande ; les autres auront eu la sensation d’assister à l’éveil amoureux d’une jeune viennoise au destin exceptionnel qui avait eu droit à toutes les bonnes fées penchées sur son berceau : une famille d’artistes, un milieu bourgeois riche et au cœur de la vie sociale de la capitale autrichienne, la chance d’arriver à l’âge adulte dans une société en pleine mutation, la rencontre avec les principaux acteurs de la vie culturelle de l’époque. D’accompagner au quotidien les pensées les plus intimes d’une jeune fille baignant dans un tel milieu permet de se plonger dans un univers à la fois familier et lointain, en prenant curieusement du recul tout en vivant la banalité, les activités ordinaires et les rêves d’un membre de l’élite viennoise.
Cela dit, le lecteur a constamment la sensation de lire un roman davantage qu’un récit intime. À la veille de sa mort, Alma avait remanié ce journal (des ratures essentiellement ainsi que des pages enlevées) sans doute dans le but de le publier – ce qui en dit long sur le personnage – mais il ressort de la lecture la sensation que la jeune fille pèse chacun de ses mots et romance sa vie, forte de ses lectures(Goethe, Nietzsche…) dont elle reprend les structures adaptées au genre qu’elle adopte, celui de la rédaction de ses mémoires, dont une partie est développée, le reste simplement esquissé.
Comme le précise le traducteur, ce sont « les papillonnements amoureux de la jeune fille [qui] constituent le moteur principal de l’action » (p. 9). De fait, le cœur de la jeune femme balance sans cesse de l’un à l’autre. La belle a le tout-Vienne à ses pieds mais choisit ses potentiels maris avec les méthodes d’un stratège constamment contredites par les élans du cœur et surtout du corps. Et c’est là la curiosité de cet ouvrage : au moment où Freud élabore ses théories, à une époque où la sexualité est taboue, le journal abonde de descriptions sensorielles et purement sexuelles. Le moteur en est sans aucun doute Gustav Klimt, dont la sensualité quasi libertine détonnait furieusement dans le contexte d’une époque muselée et enfermée dans une chasteté effarouchée. La jeune Alma se délure à son contact et on a peine à croire qu’elle ne lui ait concédé qu’un baiser ardent, certes le premier de la jeune vierge. Quand elle comprend qu’il ne l’épousera pas et risque de ruiner sa réputation, la jeune femme se détache à grand peine de lui et se passionne pour Alexander von Zemlinsky, dans un jeu d’attirance-répulsion calqué sur les rapports musicaux des deux artistes. Zemlinsky lui sert à la fois de professeur et de censeur musical. Les avis qu’il porte sur les lieder écrits par dizaines par la jeune femme sont écoutés et servent de métronome aux rapports amoureux : « …Il a raison, sagement parlé. Il me plaît dix fois plus depuis cette déclaration. Et puis il m’a dit que je suis d’une nature absolument sans passion, que je ne fais tout qu’à moitié – je deviendrai une moitié de musicienne, je ne goûterai toujours qu’à la moitié des choses – et je ferai une moitié de mariage » (samedi 12 mai 1900, p. 189). Curieusement, Zemlinsky lui annonce que si elle veut être son élève, il ne faut pas qu’elle publie ses lieder (p. 206). Quant à Mahler, il en fera une condition primordiale à sa proposition de mariage. Alma, de son côté, cherche en permanence à s’affirmer en tant qu’être libre et manœuvre en vue de dominer ses partenaires ou tout au moins d’en être l’égale.
Elle nous plonge dans la vie musicale de Vienne, rendant compte des spectacles auxquels elle assiste, évoquant ses impressions musicales et n’oubliant pas de résumer ses conversations autour de la musique. Wagner est son dieu mais elle n’aime pas la musique de Mahler… Sur son propre travail, elle est paradoxalement moins diserte, à de rares exceptions près, comme lorsqu’elle décrit son projet « Italie » : « je voudrais aussi la faire précéder d’un mouvement parfaitement calme, avec de belles harmonies, qui exprimerait l’Antiquité classique, et puis après : l’art italien moderne – joli, joyeux, entraînant, passionné, mais sans fond, sans profondeur, superficiel, leste et lisse, comme l’Italien lui-même – sale aussi ! » (samedi 8 septembre 1899, p. 129).
Drôle de petit bout de femme que cette aristocrate qui assène des jugements à l’emporte-pièce sur les pauvres, se révèle à la fois calculatrice, ambitieuse et jeune fille en fleur à l’ombre des célébrités du moment. On conçoit aisément qu’elle ait pu spéculer sur Gustav Mahler, certes son aîné de vingt ans, mais opportunément directeur de l’opéra. « De ma vie, je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un qui me soit plus étranger que lui » (samedi 7 décembre 1901, p. 282).
On reste songeur face à ses propos ouvertement antisémites (ce qui ne l’empêche nullement d’épouser deux juifs qu’elle cherche ensuite à convertir), certes à replacer dans le contexte de l’époque, mais qui font froid dans le dos d’autant plus que le texte a été révisé en 1962, après l’horreur des camps de concentration. Si les allusions sexuelles ont alors été soigneusement raturées, les sorties douteuses perdurent.
Tour à tour superficielle et profonde, insupportable et touchante, honnête et menteuse comme une arracheuse de dents, Alma restera une énigme qu’on aura tendance à juger sur les témoignages de ses contemporains ou la légende qui l’entoure. Cette « épouse de » est pourtant une femme moderne, passionnante et exceptionnelle. Ce voyage dans les racines de l’ère contemporaine en sa compagnie est instructif et fascinant. On ne s’y ennuie pas un instant…
Catherine Jordy