Course de fond, travail de fonds (avec un S), de fonds inexplorés, ignorés, dédaignés, Véronique Gens poursuit son travail autour de la mélodie française, et plus généralement du chant français. Voici Paysage, nouvel opus, autour de la mélodie avec orchestre. Illuminé par quelques plages à la séduction immédiate, c’est un album un peu secret qui ne révèle toutes ses richesses qu’au fil des écoutes. Véronique Gens y est, à nouveau, merveilleuse d’intelligence, de musicalité, de sens du mot, d’élégance.
Un album qui vient après Néère (Hahn, Duparc, Chausson avec Susan Manoff au piano), après Nuits (autour de la Chanson perpétuelle de Chausson avec le quintette chambriste I Giardini), après Visions (2017) (déjà avec Hervé Niquet), consacré à l’imaginaire exotico-fantastico-religieux, propre au post-romantisme français.
Et qui incite à retourner vers ces albums pour retrouver un air de Benjamin Godard, un autre de Félicien David ou d’Alfred Bruneau, le superbe Ceux qui sont morts d’amour de Guy-Ropartz ou le pétillant Nuits d’Espagne de Massenet.
Derrière ces albums, l’érudition et la curiosité d’Alexandre Drawicki (et parfois ses talents d’arrangeur (pour Nuits) et un désir partagé de révéler des répertoires délaissés, des archipels engloutis. Sans parler des intégrales qu’on leur doit : David (Herculanum, 2014), Godard (Dante, 2016), Saint-Saëns (Proserpine, 2016) ou Halévy (La Reine de Chypre, 2017).
La mélodie avec orchestre : quelques phares et beaucoup d’oubliées
Si les Nuits d’été, les Chants d’Auvergne ou le Poème de l’Amour et de la Mer sont très présents au catalogue (et Véronique Gens les a bien sûr enregistrés avec respectivement Louis Langrée, J.-Cl. Casadesus et Alexandre Bloch), en revanche de nombreuses mélodies avec orchestre restent inconnues, au concert comme au disque.
La métamorphose par l’orchestration est parfois étonnante : que l’on compare Paysage de Reynaldo Hahn sur un poème d’André Theuriet dans la version avec piano (par exemple la belle interprétation de Suzan Graham) avec celle-ci : les balancements de cordes graves, un solo du premier violon, un hautbois au loin, suffisent à évoquer une prairie bretonne caressé par la brise au bord de la mer, un beau crescendo de toutes les cordes, des timbales roulant, un forte final où les bois se joignent et l’on voit le soleil au dessus des vagues…
De Reynaldo aussi, les voiles élégants dont Mai s’enveloppe en accentuent encore les charmes de fausse valse 1900. Et que dire de la finesse de l’orchestration de D’une prison : ces cordes impalpables en arrière-plan, un hautbois qui passe au loin, des tutti tragiques qui sonnent comme un glas, et puis à nouveau la harpe qui scande un temps qui n’avance pas, l’immobilité de l’attente… Un art tout de discrétion, tellement discret que la dizaine de mélodies que Reynaldo Hahn orchestra est quasi inconnue.
Houles et mousselines
Les mélodies de Fauré sont particulièrement belles. L’illustre Clair de lune (1887) que Véronique Gens enregistra jadis avec Roger Vignoles (superbe version, à réécouter) fut paré dès l’année suivante d’arpèges de harpe, de contrechants de clarinette ou de flûte, tout un tissu orchestral voluptueux, serpentin comme les courbes de Guimard, qu’Hervé Niquet fait onduler souplement comme il le fait des mousselines capiteuses des Roses d’Ispahan (beaux cors mezza voce au lointain sur des tapis d’altos et de violoncelles).
La plus curieuse est peut-être la Chanson du Pêcheur (des vers de Gautier dont Berlioz fit Sur les lagunes, la troisième de ses Nuits d’été) : Fauré donne à cette page une largeur presqu’opératique, aux épisodes changeants, soulevée de grandes houles marines (puisqu’il s’agit de « sans amour s’en aller sur la mer »). Véronique Gens et son complice chef d’orchestre font sonner toute la puissance dramatique de cette page, très loin du prétendu Fauré des salons.
Autre pièce éloignée de toute mièvrerie, et qui fait figure de révélation, Les morts, mélodie de Chausson sur un beau texte de Jean Richepin, dans une vaste version avec orchestre (les bois par deux, quatre cors et les cinq pupitres de cordes). On en connaît des enregistrements avec piano (Ann Murray, Jean-François Gardeil). Mais l’ampleur de l’orchestration en magnifie le tragique. De longues lignes très simples, un pathétique très tenu, cette noble déclamation est évidemment un territoire où Véronique Gens respire comme chez elle.
Au chapitre de l’inévitable exotisme post-romantique, Saint-Saëns propose La Splendeur vide, une de ses Mélodies persanes (qui invite à réécouter Désir de l’orient dans l’album Nuits sur un texte rédigé par ses soins…). Véronique Gens la prend sur un tempo nettement plus rapide que Marie-Nicole Lemieux dans son enregistrement récent. Si le texte d’Armand Renaud n’est pas inoubliable, c’est en revanche une très étonnante composition, qui semble onduler noblement parmi d’incessants changements de tonalités et on peut y admirer à loisir le beau registre grave de Véronique Gens et évidemment sa diction.
Aimons-nous est une autre des quelque trente mélodies orchestrées de Saint-Saëns et Yann Beuron en avait donné il y a sept ans une lecture très passionnée. Celle de Véronique Gens est d’abord d’un lyrisme plus intimiste, mais portée par les vagues généreuses de l’orchestre, elle se fait de plus en plus effusive.
« Avec la ferveur d’un amour juvénile et ardent »
Le bon Théodore Dubois est ici très présent dont les choix poétiques sont pour le moins incertains. N’épiloguons pas sur la sentimentalité de Louis de Courmont ou les vers croquignolets d’Albert Samain (Blancheurs d’ailes) : « L’angélique échanson des couchants violets / Penchant l’urne du rêve emplit l’or vieux des coupes »… La poésie est ailleurs : dans la délicatesse des Chansons de Marjolie, dans la mélancolie et les harmonies changeantes d’En paradis ou dans les évocations marines de l’orchestre de Blancheurs d’ailes (les cors !).
Et plus on écoute Celui que j’aime, la première plage de l’album, plus on s’étonne de son lyrisme, de son élan et de sa sensualité à la Massenet, de sa profusion d’idées et de la puissance de l’orchestration. Certes en 1913 (l’année du Sacre), cette musique regardait plutôt vers le passé, mais « avec la ferveur d’un amour juvénile et ardent » (indication de Dubois aux interprètes).
Particulièrement touchante, la berceuse Clos ta paupière de Gounod, auteur également des paroles. Une mélodie presque immobile sur des cordes caressées, ici et là une harmonie fondante, un envol irisé le talent naturel de mélodiste de l’auteur de Faust et la voix à fleur de lèvres, un petit miracle fait de trois fois rien. En revanche, La Fauvette, du même Gounod, manière de pastiche d’une chanson champêtre, ne va guère plus loin que son charme passéiste et la Pastorale de Massenet extraite d’Esclarmonde qui lui sera enchainée (avec comme de bien s’accorde de gentils rubans de hautbois bien nasal, de flûtiau et de clarinette) restera dans la même atmosphère désuète de bergerie pour toile de Jouy.
Somnoler dans la lumière
Pour faire de cet album un grand bain de douceur, Hervé Niquet et Alexandre Dratwicki l’ont enrobé de quelques pièces pour orchestre qui viennent s’entrelacer aux mélodies. Brefs intermèdes paisibles, un peu somnolents, comme un après-midi de printemps sous les pommiers…. Fragiles miniatures qui ont toutes un air de famille…: deux extraits des Petits rêves d’enfant de Théodore Dubois, un dolent andantino pour cordes, et un andantino grazioso qui l’est en effet ; puis l’Invocation extraite de la musique de scène composée par Massenet pour la tragédie de Leconte de Lisle Les Erynnies, mélodie effusive pour violoncelle (celui d’Alexandre Vay) et cordes, qui dotée de paroles (« Ô doux printemps d’autrefois…) deviendra plus tard la célèbre Élégie, l’un des triomphes de Georges Thill ; une Rêverie de Fernand de la Tombelle (compositeur chéri du Palazzetto Bru Zane), où monte le beau cor solo du Münchner Rundfunkorchester ; l’intermezzo Solitude de Sapho, d’un Massenet tendre et sucré ; enfin le Nocturne extrait du Shylock de Fauré, dont les harmonies évanescentes semblent presque audacieuses en comparaison…