Dans la série « Brittten Pears Collection », passionnante s’il en est, il faut bien reconnaître que cet Owen Wingrave composé spécialement pour la télévision sur une commande de la BBC, figure parmi ses plus belles réussites.
L’œuvre est empreinte d’une étrangeté teintée de fantastique, voisine de celle du Tour d’Ecrou, ouvrage du même écrivain – Henry James – qui avait déjà inspiré un opéra à Britten, et dont Myfanwy Piper avait également signé le livret. Owen Wingrave comporte une dimension nouvelle, celle du pacifisme dont le compositeur britannique fut toujours un ardent défenseur (son War Requiem avait fait forte impression lors de sa création en 1962).
L’action se déroule au XIXe siècle, en pleine ère victorienne. Owen Wingrave est un jeune homme que la tradition familiale a poussé à embrasser une carrière militaire, alors qu’en réalité il rejette la guerre et la violence. Il va devoir affronter une famille hostile et rigide, engluée dans la tradition et le conformisme, et son obstination le mènera à sa perte.
La première de l’opéra fut enregistrée en novembre 1970 à Snape Maltings, et diffusée pour la première fois sur BBC2 le 16 mai 1971, et c’est cette version remasterisée, que nous voyons aujourd’hui.
D’emblée, l’ambiance est très inquiétante, façon Chute de la Maison Usher d’Edgar Allan Poe, dont d’ailleurs Debussy fit un opéra, hélas inachevé. Paramore, la demeure des Wingrave, inquiétante, sinistre, sombre, lugubre, peu confortable, et même un peu délabrée, est digne d’un film d’horreur, sans vie, sans joie. Les portraits de famille sur les murs sont décadents, comme décomposés. L’atmosphère est pesante, on sent le poids du passé et des ancêtres, dans ce décor néogothique, sombre, étouffant. La végétation malingre et peu fleurie semble dépérir. « Une fois ici, il écoutera la maison » disent-ils tous, les femmes surtout : Kate, la fiancée, la tante, la gouvernante…. « Pourquoi les gens sont-ils aussi égoïstes ? » répètent-elles encore. Dans le monde victorien, être soi-même, c’est faire preuve d’égoïsme, forcément… La famille rejette donc violemment cet Owen qui refuse d’entrer dans le moule, alors que ses amis le défendent, telle l’épouse de son mentor, Mrs Coyle, formidable Heather Harper, toute de tendresse et de compréhension. Les autres disent « Il ne doit pas avoir d’idées, il doit obéir »… Discours qui sonne sinistrement hélas, plutôt d’actualité, dans un monde où, même de nos jours, l’apologie de la norme est plus que jamais de mise.
Vraisemblablement, Britten a dû quelque peu s’identifier à Wingrave : pacifiste convaincu, ayant la guerre en horreur, mais aussi en proie à une soif de liberté et d’indépendance, qui va bien au-delà. Il s’agit aussi ici du refus de l’image du guerrier sanguinaire et du stéréotype de la virilité, de l’apologie de la sensibilité : « Tous des brutes. Je ne peux pas continuer, je n’aime pas la guerre ». clamera Owen.
Ce qui rend cet opéra si fascinant, c’est qu’il est à entrées multiples : un pamphlet pacifiste, mais aussi un plaidoyer pour le droit à la différence. Revendiquer son identité, quelle qu’elle soit. On reconnaît bien là la marque de James, ce « scrutateur des âmes », son ambiguïté raffinée, et on comprend aussi ce qui a attiré Britten dans cette terrible et cruelle histoire.
Et ce n’est sans doute pas un hasard, même si c’est un paradoxe, que le gardien de la tradition et de l’ordre établi, à savoir le vieux général drapé dans sa rigidité, soit incarné par Peter Pears, qui précisément était tout le contraire, comme pour en souligner le caractère à la fois dérisoire et inhumain. Une des scènes-clés, magistrale, est le fameux dîner où le pauvre jeune homme est comme « encerclé par tous ces vampires » selon les propres termes de Mrs Coyle. « Il ne lui appartient pas de douter, mais d’obéir » dira sa tante. Au cours de la soirée, il sera question d’un des lointains ancêtres de la famille Wingrave, qui avait tué son jeune fils, parce que, comme Owen, il n’était « pas assez brave », et ne voulait pas se battre. Après son crime, le père assassin fut trouvé mort, sans que l’on sache pourquoi ni comment… Depuis, la demeure devint, semble-t-il, hantée.
Janet Baker à contre-emploi, inflexible, capricieuse et démoniaque, est absolument extraordinaire et fascinante, aux antipodes de ses emplois habituels, en général plus charismatiques. Le monstre d’égoïsme, c’est elle, qui abandonne Owen pour le fringant Lechmere, son ami, fait semblant de se repentir pour finalement lui lancer le défi qui va être fatal au pauvre garçon : passer une nuit dans la chambre hantée par les fantômes du père infanticide et de son fils… Owen, en disant adieu à Kate et son nouveau prétendant, conclura « Je me suis trouvé moi-même », comme s’il pressentait la fin terrible qui allait le délivrer de son tourment.
Le lendemain matin, on le trouvera mort, tué, on le suppose, par les fantômes… Un vrai soldat, en somme…
Tous les interprètes sont absolument formidables, outre Baker et Harper, immenses chacune dans leur genre, Benjamin Luxon en Owen, Pears, dans le double rôle du vieux général et du narrateur, la tante, et la gouvernante, terrifiantes d’agressivité et d’incompréhension, le mentor, et l’ami, très justes. En somme une belle équipe, très homogène, comme toujours, la fine fleur du chant anglais.
La réalisation, remarquable par la qualité des décors, des éclairages, des couleurs, est exemplaire, et digne de la grande époque du film fantastique. La partition envoûtante, à l’image de cet univers puissant et lugubre, reflète l’intérêt de Britten pour la musique sérielle.
Décidément, après avoir pris un immense plaisir à assister à Albert Herring, certes plus réjouissant, donné à Favart il y a peu, on se dit que vraiment Britten est un compositeur incontournable. « Owen Wingrave » si rare et si captivant en apporte une preuve supplémentaire. Dans cette version précisément : un must, une référence absolue.
Juliette Buch