Nous avons tendance, nous autres amateurs de chant, à négliger l’orchestre. En effet, trop souvent, les yeux et les oreilles rivés sur la scène, là où s’ébattent nos dive et nos divi, nous oublions la fosse et, à l’intérieur, la myriade d’instrumentistes qui s’emploient à dérouler le tapis de sons que caressent de leur ailes dorées les voix qui nous sont chères. Pourtant, que serait l’opéra sans cette armée de l’ombre ?
Encore faut-il pour en réaliser l’importance, pouvoir en comprendre la physiologie. C’est là où le livre de Christian Merlin, Au cœur de l’orchestre, s’avère nécessaire. Des cordes aux percussions, celui qui est aujourd’hui un de nos meilleurs critiques (il écrit quotidiennement dans Le Figaro) connaît pour chaque instrument, son histoire, ses modèles, les différentes manières d’en jouer, les œuvres qui lui font la part belle, le nom des musiciens d’hier et d’aujourd’hui qui en perpétuent l’usage. L’énumération pourra paraître fastidieuse. L’ouvrage du moins dans cette partie aurait peut-être gagné à adopter la forme d’un dictionnaire, amoureux évidemment. Mais Christian Merlin n’est pas qu’un passionné, il est aussi un conteur. Son propos est émaillé d’anecdotes de première main, issues d’heures de conversation avec des musiciens d’orchestre. Plus savoureuses les unes que les autres, elles aident la lecture à passer comme une lettre à la poste. Ainsi ce témoignage d’Henry Merckel, premier violon à l’Opéra de Paris, qui dimensionnait la qualité de son aigu final dans « Salut demeure chaste et pure » à la mesure de l’interprète de Faust (s’il s’agissait d’un bon ténor, pas la peine de se casser la tête, il savait que sa note serait couverte par les applaudissements). Ou plus triste, l’histoire de Gwydion Brooke, bassoniste de légende au sein du Philharmonia Orchestra (ce sont ces solos que l’on entend dans les plus grands enregistrements d’Otto Klemperer et de Carlo Maria Giulini), qui renonça à jouer en public le jour où on lui vola son instrument (un Adler de 1930). Deux exemples parmi des dizaines d’autres. Et, pour le plaisir, une des innombrables blagues sur les altistes que Merlin s’amuse à citer afin de mieux relever leur inanité : « Quelle est la différence entre le premier et le dixième altiste du pupitre ? Un demi-ton. »
Auparavant, le critique musical du Figaro a démonté un par un les rouages d’un mécanisme dont la complexité laisse baba, prenant le soin d’examiner la machine sous tous les angles possibles – professionnel, organisationnel, culturel, économique, sociologique, humain… La question de la place des femmes, qui dépasse le seul cadre de l’orchestre pour s’appliquer plus largement à notre société aujourd’hui, a droit à un chapitre entier. On y découvre horrifié des comportements qui nous semblaient appartenir à une autre époque et qui révolteront jusqu’aux moins féministes d’entre nous (le violoniste du Philharmonique de Vienne, Helmut Zehetner, estimant qu’il vaut mieux être entre hommes pour que la pâte prenne dans une symphonie de Mahler, exemple de déclarations sexistes qui peuvent même à Vienne aller jusqu’au propos raciste).
A tout seigneur, tout honneur : la troisième – et dernière – partie de l’ouvrage est consacrée au chef d’orchestre. A quoi sert-il ? Qui est-il : tyran ou collègue ? Quel rapport au pouvoir ? Comment se passent les répétitions ? Comment se gèrent les tensions ? Et les conflits ? Comme précédemment, Christian Merlin ne se satisfait pas de généralités mais s’appuie sur des cas réels. Celui de Semyon Bychkov à l’Orchestre de Paris fait même l’objet d’une analyse « dépassionnée » qui démontre l’importance d’un mot que nous utilisons souvent lorsque nous parlons d’orchestre : l’alchimie.
On aurait pu conclure sur ce mot emblématique, « alchimie », de la même manière que Christian Merlin en fait le titre de son ultime sous-chapitre. Mais on doit dire encore que bibliographie, historique des orchestres les plus cités, index des noms de personnes et des ensembles musicaux font d’Au cœur de l’orchestre un ouvrage de référence. Surtout, on veut pour finir en beauté laisser la parole à Riccardo Muti qui, dans la préface du livre, affirme : « L’orchestre représente une des grandes conquêtes du monde civilisé. Il doit être soutenu et développé pour le bien de l’humanité, car la Musique contribue à la communication et la compréhension entre les peuples. »