Il y a des commémorations qui n’en finissent pas de déborder les bornes que le calendrier devrait leur fixer. Le centenaire Massenet de 2012 est apparemment de celles-là, qui nous vaut encore des parutions discographiques six mois après le 1er janvier 2013. Voué à l’exploitation des archives discographiques, afin d’édifier les jeunes générations, le label Magdalen a opéré un tri sélectif parmi le legs énormes des chanteurs de la première moitié du XXe siècle pour proposer une sorte de pendant au coffret proposé l’an dernier par EMI avec les « Plus belles pages » du compositeur (voir compte rendu). Ici aussi, un disque orchestral et un disque vocal. Mais là où EMI proposait un parcours chronologique des œuvres, de 1877 à 1912, en sollicitant des artistes des années 1950 aux années 2000, Magdalen livre une sélection plus arbitraire, en privilégiant les titres durablement inscrits au répertoire (Manon et Werther sont spécialement gâtés), tout en s’autorisant quelques incursions dans des partitions qu’on ne monte plus guère (Le Roi de Lahore ou Hérodiade). L’intérêt pour l’amateur réside donc plutôt dans un retour aux sources, depuis les interprètes que Massenet a pu entendre, jusqu’à ce qui pratiquait un demi-siècle après sa mort.
Tout commence avec Edmond Clément, né en 1867, ici enregistré en 1916, soit quatre ans après la mort du compositeur. Des Grieux comptait parmi ses rôles fétiches. Sa voix nous parvient à travers une épaisse couche de crachouillis, mais l’on distingue néanmoins la grande douceur de ses aigus : dans « Ah, fuyez, douce image », aucune des exclamations n’échappe à la maîtrise générale du son, et l’on devine un ténor qui ne se réfugiait jamais dans le cri. Appartenant exactement à la même génération, Marcel Journet avait créé La Navarraise à Bruxelles en 1894 : sa Légende de la Sauge a heureusement été gravée dans l’entre-deux-guerres, avec une bien meilleure qualité sonore.
Dans la génération suivante, on rencontre les sopranos belges Fanny Heldy et Emma Luart. Ayant participé à la création de Roma à Bruxelles, Esclarmonde quand l’œuvre fut donnée au Palais Garnier dans les années 1920, Fanny Heldy illustre cette articulation aux voyelles très ouvertes, que Roland Mancini n’hésite pas à qualifier de « diction Arletty » (voir compte rendu du live A la recherche du chant perdu). Sa compatriote Emma Luart grava en 1928 une exquise Manon. Le Werther de Georges Thill est bien connu, mais il faut noter que les airs retenus ici ne sont pas extraits de la fameuse intégrale qu’il grava avec Ninon Vallin en 1931 : ils datent de 1927, le premier dirigé par Fernand Heuteur, les autres par Gustave Cloëz. On prêtera aussi une oreille attentive à son Cid, dont l’air de l’épée est pris dans un rythme d’une étonnante modération. Surtout, on tombera à genoux devant César Vezzani dans le duo d’Hérodiade : quel modèle de naturel et de noblesse à la fois, combinés à une diction dont on a oublié le secret, surtout dans ce type de voix, sachant associer héroïsme et douceur.
Natif de Chicago qui fit sa carrière en France et en Belgique, devenant un authentique « baryton français », Arthur Endrèze est évidemment un exemple extrême, mais il faut écouter la diction impeccable de Dorothy Kirsten et Robert Merrill dans Thaïs en 1947, témoins d’une époque où une maîtrise parfaite de notre langue était indispensable pour faire carrière à l’opéra, parce que les œuvres françaises étaient encore la base du répertoire. Même ceux de leurs compatriotes qui articulent le mieux le français aujourd’hui n’ont pas cette aisance, fruit d’une fréquentation assidue de la musique des compositeurs français. En 1945, Bidu Sayao fait presque aussi bien, malgré quelques voyelles parfois un rien exotiques, pour un « Adieu, notre petite table » chargé d’une émotion intense.
Auprès de ces grands anciens, Cesare Valletti fait figure de gamin : il est né en 1921, et son Werther fut gravé au début des années 1950. On déplorera la mollesse de la diction et de l’interprétation, le français approximatif, le style larmoyant et débraillé : le début de la décadence. Ultime plage, la grande Rosa Ponselle plie tant bien que mal son ample voix de tragédienne dans le moule intime de l’Elégie, la plus célèbre des mélodies de Massenet.