C’est une révélation ! On était sorti (du moins le signataire de ces lignes) de mauvaise humeur de ce Parsifal bayreuthien l’année dernière, moins indulgent que notre collègue Dominique Joucken, qui avait gentiment considéré les costumes, d’une assez ahurissante laideur, comme une « concession au Regietheater ». Ni le monolithe marmoréen du premier acte, croisement de cénotaphe et de souvenir de « 2001 odyssée de l’espace » (sous un cercle de néons montant et descendant), ni le bordel rose de Klingsor et ses vahinés psychédéliques, ni la friche industrielle du troisième acte avec sa flaque verdâtre et son excavatrice rouillée (protestation du metteur en scène Jay Scheib contre les exactions des industries minières) ne nous avaient séduit ou convaincu. Mais tout ce bric-à-brac, surtout, nous avait brouillé l’écoute. Et encore, nous ne bénéficiions pas (?) des lunettes 3D dont bruissaient toutes les conversations.
Le CD change tout
Ce qu’on entend n’a rien à voir avec cette imagerie fastidieuse. Et d’abord le prélude (lent phrasé du thème de l’Amour et très long silence avant sa réitération) dont la prise de son restitue bien la transparence. Pablo Heras-Casado allège les sonorités, choisit la clarté, semble étirer le temps (alors que sa lecture est plutôt rapide – 3h55 pour l’ensemble de l’œuvre –, mais c’est affaire de respiration interne), rien d’épais dans l’entrée des cuivres (le thème de la Foi, repris pas les bois), puis dans le retour du Graal, quelque chose de fluide, le sentiment d’une attente, la suggestion d’un matin dans la forêt.
Le Gurnemanz de Georg Zeppenfeld (omniprésent l’été 2023 : Hunding, Daland, Marke et Gurnemanz…) ressemble vocalement à sa svelte silhouette (oublions ses Pataugas et le tablier jaune dont il est ceint, puisque le jaune est ici la couleur de la confrérie du Graal), grand diseur, raconteur privilégiant l’intelligibilité. La voix est longue, de sorte que dans ses longs récits il peut privilégier un registre clair (même si les graves sont là – le rôle descend jusqu’au sol bémol) mais on est loin de certains Gurnemanz aux basses de catacombe, en quoi Zeppenfeld est en accord avec la ligne claire privilégiée par Heras-Casado dont les polyphonies de l’orchestre sont toujours lisibles. Ainsi dans le long récit du premier acte (« Titurel, der fromme Held ») derrière lequel les leitmotives défilent en rang serré, dont la première apparition de celui de Klingsor, aux bois. Zeppenfeld y déploie ce parlé-chanté qui est sa marque, du moins ce chant très appuyé sur les mots (Wagner serait content).
Le Parsifal d’Andreas Schager n’est pas le Knabe, le garçon, dont parle le texte. Ce n’est plus un jeune homme, la voix émeut parce qu’on y entend le passage des années (et on l’entendra de plus en plus au fil de la représentation). La mise en scène en fait une manière de SDF, vêtu d’un gilet de sécurité rouge et d’un pantalon rapiécé. Côté voix, cela n’a rien à voir avec, par exemple, les sortilèges de Kaufmann 2013 (au Met, avec Daniele Gatti, existe en DVD). Mais il y a dans l’âpreté de ce timbre, dans les aigus parfois un peu tirés, un poids de douleur, un désarroi, une souffrance, un désir de savoir qui il est, qui touchent autrement, et profond. Il apparait, dans ce domaine du Graal, comme radicalement étranger.
À défaut de grandes voluptés vocales, il dessine un vieil innocent plausible et sincère, « der reine Tor » qu’annonce la prophétie, celui qui ne sait ni son nom, ni d’où il vient et à toutes questions répond « Das weiss ich nicht ».
Amfortas lui, au contraire, est d’une santé vocale inexpugnable, paradoxe pour cet éternel mourant. Derek Welton dans son monologue du premier acte déploie sa voix solide et ses longues lignes marmoréennes. Les déchirants « Wehe ! Wehe mir ! – Malheur à moi », les douloureux mais immenses « O Strafe, Strafe – Oh ! Châtiment », tout cela est de grande envergure et bouleversant, comme, accompagnée d’abord d’un superbe cor anglais puis d’une trompette lointaine, sa longue évocation du « Weihgefass, – le vase sacré » jusqu’à ses « Erbarmen ! – Pitié ! » grandioses.
Il a de qui tenir : la voix à la cantonade de Tobias Kehrer (son père Titurel) est elle aussi de vaste dimension, témoin son impérieux « Enthüllet den Graal ! Découvrez le Graal », prélude à la grande célébration sacrée, où Pablo Heras-Casado détaille une palette orchestrale resplendissante (les cuivres de Bayreuth !) jamais pâteuse. « O heilige Wonne – O sainte joie », s’exalte Titurel et son timbre imposant se pose sur les voix féminines du chœur (incarnant les Knaben), puis sur celles des chevaliers.
La plénitude sonore plutôt que la dimension sacrée
Il y avait à la scène un contraste assez dérangeant entre la majesté de leurs voix et les tristes camisoles dont ils étaient affligés (sans parler de leur yeux barbouillés en noir, signe de leur mal-être). Ici, on n’entend que le mouvement d’avancée impulsé par le chef et l’ampleur du chœur de Bayreuth, d’une plénitude magnifique. On pourrait regretter qu’une certaine dimension sacrée soit estompée (du fait du tempo assez rapide qui n’a rien d’extatique), mais la beauté sonore de ce qu’on entend, l’équilibre des timbres, et toujours cette clarté des lignes, tout cela donne un autre éclairage à ce moment, en accord avec la sensibilité actuelle.
La même science du dosage se donnait à entendre lors de l’entrée des Chevaliers, l’étagement des plans sonores, les basses et les trombones venant des tréfonds de la fosse d’orchestre, comme les célèbres cloches (do-sol-la-mi) de Monsalvat, sans parler de timbales à faire trembler les murs, Heras-Casado maîtrisant aussi bien le monumental que l’intime.
Cette clarté des plans sonores, elle se donne à entendre de nouveau dès le prélude tempétueux de l’acte II. Le baryton hawaïen Jordan Shanahan a la voix noire qui convient à Klingsor (il chante aussi Alberich). Diction précise, mordante, nerveuse. Il laisse éclater la rage sourde du magicien, avec la théâtralité un peu ostentatoire qu’il faut (renforcée à la scène par une extravagante dégaine fuchsia, des talons hauts et un casque cornu…). Violente, presque furieuse, portée par un orchestre sous tension, la scène avec Kundry est implacable d’énergie, comme l’entrée des filles-fleurs menée au cordeau (accelerando irrésistible). Lâché dans ce jardin maléfique, le chaste Parsifal tombe dans le piège de leur valse lascive et de chromatismes joyeusement décadents qui culminent sur le voluptueux, impérieux, troublant « Parsifal ! » de Kundry auquel on ne voit pas comment il pourrait ne pas céder….
Garanča, magnifique Kundry
Elina Garanča est une formidable Kundry. Son chant peut être d’une pureté enivrante, ainsi le début de son monologue « Dich nannt ich Fal parsi » sur le tempo lentissime adopté par Heras Casado… La longueur de sa voix lui permet de maîtriser aussi bien le registre de soprano lyrique, que de descendre sitôt après dans celui du mezzo sur « Fern, fern ist meine Heimat ». Mais c’est surtout la souplesse de la ligne de chant qui ensorcelle pendant la longue évocation d’Herzeleide, la mère de Parsifal (« Ich sah das Kind… »), passage absolument fascinant de séduction insinuante et de mélancolie, auquel le malheureux ne peut s’arracher qu’en extirpant un « Wehe ! Wehe ! – Hélas ! Hélas ! » venu du fond de ses entrailles.
La tentatrice, de plus en plus vénéneuse, et la voix aérienne dans un environnement subtil de hautbois, de flûtes et de clarinettes, lui infligera néanmoins l’estocade d’un baiser qui vaudra épiphanie…
On est là au cœur du drame, et Parsifal découvre tout à la fois ses origines, la mort de sa mère, le sexe et la pitié qui est le chemin de la connaissance (« Durch Mitleid wissend der reine Tor »). En un éclair, lui apparaît la douleur d’Amfortas, tombé lui dans l’abomination du péché en cédant aux sortilèges de Kundry… C’est là que le choix d’Andreas Schager apparaît pertinent, avec tout le poids de vie, et de douleur, que suggère sa voix. Son cri « Die Wunde ! La blessure ! » en acquiert une force terrible. Qui rend plausible ce salmigondis de concupiscence, de culpabilité, de religiosité moite, sur fond de leitmotives douloureux… Même le vibrato dont il est parfois affecté en devient d’autant plus expressif de cette faute (« Schuld ») qui l’obsède et lui fait repousser la corruptrice (« Verderberin ») de plus en plus en pressante…
Trêve d’ironie, le si naturel sans préparation de Garanča sur « lachte », ce moment où elle révèle qu’elle a ri sur le passage du Christ, et que là est l’origine de son interminable pénitence, est d’une force dramatique sidérante, comme l’implacable aveu qui suit, où elle atteint le juste équilibre entre une tenue et une beauté vocales sans faille et l’expression du tragique. Même dans les moments les plus escarpés (son dernier sursaut « Hilfe, Herbei ! », tout en sauts de notes hérissés), le contrôle de la voix reste impressionnant.
C’est sur un magique pianissimo de cuivres et de cors emmêlés que Parsifal (vêtu d’une tenue de jogging rouge pas bien fringante, mais ça ne s’entend pas) fera son entrée au troisième acte dans un domaine du Graal désolé. Gurnemanz sera devenu vieux, mais non pas la voix de Zeppenfeld, dont le recitar cantando est d’un étonnant naturel sur un orchestre plus que jamais évocateur des sentiments et des arrière-pensées des personnages : cordes veloutées, d’un lyrisme éperdu, et thème de Parsifal aux cors, dans une acoustique de Bayreuth fidèlement rendue.
Zeppenfeld sait raconter
Particulièrement admirables, les phrasés de Zeppenfeld dans son long monologue « O Gnade ! Höchsters Heil ! » morceau d’anthologie où il dit son contentement de voir Parsifal résolu à sauver Amfortas. Ce Gurnemanz sait raconter, animer son récit, rebondir dans sa diction, suggérer la détresse de la communauté du Graal ou la mort de Titurel, et cet arioso wagnérien dans son assurance contraste avec les éclats d’abord un peu hirsutes de Schager-Parsifal, qui s’apaiseront dès que Kundry lui aura lavé les pieds et qu’il aura reçu le baptême : le phrasé clair de Zeppenfeld sur « Gesegnet sei, du Reiner – Sois béni, toi, le pur » est d’une incroyable beauté, sans parler de sa messa di voce sur « Haupt » (il gardait de la réserve…)
Si Schager semblera parfois tutoyer ses limites, on aimera son usage de la voix mixte sur « Es lacht die Aue », moment où la nature sourit à l’unisson du Karfreitagszauber. Et que dire de la noblesse du cortège accompagnant la dépouille de Titurel, le chœur de Bayreuth dans un crescendo montant sans fin y donne le frisson.
Mais on s’attardera sur deux moments superbes. D’abord, l’ultime déploration d’Amfortas sur son père et sur sa blessure, toujours saignante. Derek Walton y est au début éclatant de santé (vocale en tout cas) puis touchant de fragilité dans son « Sterben ! Einzige Gnade – Mourir, unique grâce ! », posé sur des cordes d’une douceur impalpable, avant de s’insurger une dernière fois contre sa plaie sans guérison et de réclamer la mort avec une énergie surhumaine.
Ensuite, le « Nur eine Waffe taugt » de Parsifal : Andreas Schager mettra ses dernières forces dans cette page glorieuse, particulièrement exalté-exaltant, à la fois héroïque et d’une humanité fragile quand, sur un tapis de cors somptueux, il élèvera vers le ciel la lance sacrée, « den heiligen Speer », seule capable de guérir le roi.
Faute de colombe, rangée depuis un certain temps dans l’armoire aux accessoires désuets, l’apothéose sera au chœur avec le mystérieux « Rédemption pour le rédempteur » et surtout à l’orchestre, glorieux et solaire dans son dernier accord.