Julia Bullock n’est jamais là où on l’attend. La soprano américaine flirte avec toutes les rives musicales, même si cet éclectisme relève non d’une ligne directrice qu’elle s’est fixée mais d’un tissage heureux au fil des rencontres, de ses coups de cœur. Julia Bullock se laisse guider par ses passions. Elle dit d’ailleurs accepter les projets qui la portent vers une sensation d’accomplissement artistique. Depuis 2014, elle traverse les scènes internationales dans un répertoire contemporain mais aussi dans des projets de création d’avant-garde qu’elle sert avec brio. Entendue à Washington à l’occasion de son premier tour de récital, nous l’avons retrouvée avec plaisir à Aix en 2016, bouleversante en Anne Truelove de The Rake’s progress, fière et battante, pure et entière. Nous l’avons retrouvée trois ans plus tard dans Zauberland aux Bouffes du Nord dans une mise en espace de Katie Mitchell, mettant en résonnance les Dichterliebe de Schumann et l’histoire d’une réfugiée, un rôle où elle fit preuve au passage d’une belle endurance, enchaînant seize lieder et les dix-neuf compositions originales presque sans discontinuité.
Avec ce premier album audacieux, dépourvu d’airs d’opéra, Julia Bullock poursuit la voie singulière qui est la sienne, dans un cheminement résolument non conventionnel, et c’est sans doute ce qui attire d’emblée l’attention. Walking in the Dark, marcher dans la nuit. Pour la soprano, la nuit, la pénombre n’a rien de négatif, c’est aussi l’expression du refuge : « Les ténèbres sont un endroit où nous pouvons trouver protection et sécurité », écrit-elle dans le livret de l’album. « C’est un endroit où nous pouvons détenir des secrets et des désirs intimes – ou c’est un endroit où nous nous cachons et protégeons des blessures ou des actes violents. »
Walking in the Dark propose principalement des songs tirées d’œuvres méconnues qui se déroulent la nuit ou évoquant la nuit, telles que « One by One », de la non moins méconnue Connie Converse. Avec son phrasé élégant caractéristique, Bullock transforme cette œuvre en une introversion profonde. On retrouve la fougue de l’artiste qui nous avait tant captée dans The Rake’s progress, dans les extraits de El Niño, une révision captivante de l’histoire de la Nativité par John Adams. Julia Bullock est une habituée du répertoire de John Adams. Elle a tenu des rôles majeurs dans trois œuvres du compositeur: Doctor Atomic, Girls from Golden West et le même El Nino). Il n’est donc guère étonnant de retrouver Adams sur ce premier album. Le Mémorial de Tlatelolco, donne lieu à une narration douce et expansive, il y a ici une présence agressive et fulgurante de la chanteuse qui emporte l’adhésion de l’auditeur.
Il n’est pas davantage étonnant de retrouver également trois morceaux de Nina Simone, laquelle a beaucoup influencé Julia Bullock dans ses jeunes années. La soprano américaine étend ici sa gamme et s’illustre particulièrement par un riche registre grave notamment dans Brown Baby qui ouvre l’album. Mais le cœur battant de ce disque est sans nul doute, une autre pièce qui se déroule la nuit : Knoxville : Summer of 1915 de Samuel Barber. L’interprétation à la fois grave et lumineuse de Julia Bullock se situe ici quelque part entre Dawn Upshaw et Barbara Hendricks. De la nuit d’été, Bullock passe à un matin d’hiver, avec « Who Knows Where the Time Goes » de Sandy Denny, au ton doux-amer de nostalgie. Julia Bullock réharmonise complètement la chanson sur un ton mineur de mélancolie quasi méditatif. Ceux qui connaissent la version majestueuse de Judy Collins, ou celle hantée de Nina Simone, découvrirons ici une interprétation diamétralement opposée, mais néanmoins captivante. Bullock ne craint pas ici d’apposer sa propre empreinte sur une chanson qui a traversé le temps.
Walking in the dark est un album qui brille par sa singularité porté par une artiste n’obéissant qu’à son propre instinct. Un album fait de mille éclats, mais dont la cohérence, musicale et esthétique, se fait jour au fil de l’écoute, et qui ravira en premier lieu ceux qui connaissent bien l’artiste. Un disque qui relève de l’intime et en tout point dans la droite ligne du parcours qui a été jusqu’alors le sien.
Le piano et la direction de Christian Reif accompagnent en osmose la voix sur ce chemin. Les vents et les cordes du Philharmonia Orchestra se donnent avec générosité, tant dans le clair-obscur méditatif de Knoxville : Summer of 1915 (dont le tissu orchestral est somptueux, presque Debussien) que dans l’emphase épique du Memorial of Tlatelolco, dans une musicalité et précision technique impeccable. Un album hautement recommandable pour son originalité et le talent de son interprète. Une lumière au cœur des sombres nuits d’hiver.