L’industrie du disque est décidément bien étrange. Pendant des décennies, elle ignore certains compositeurs, mais quand elle s’y intéresse enfin, elle met les bouchées doubles. Braunfels est incontestablement l’un des compositeurs dont la redécouverte au cours des vingt dernières années a transformé notre connaissance de la musique allemande du XXe siècle, et l’on ne saurait trop rappeler à quel point son nom était familier des mélomanes de l’entre-deux-guerres, au même titre que celui de Richard Strauss. Les Oiseaux existent en CD depuis 1996, en DVD depuis 2010, on dispose de deux versions audio de Verkündigung, enregistrées en 1992 et en 2014, et plusieurs autres opéras de Braunfels ont été diffusés par divers labels : Prinzessin Brambilla en 2005, Jeanne d’Arc en 2010, Der Traum ein Leben en 2014.
Pour sa musique religieuse, on ne se plaindra pas non plus de disposer de gravures historique ou moderne du Te Deum, et voici que paraît une seconde version de sa Grande Messe, quelques années après la première. C’est en soi une excellente chose, car ces œuvres sont de l’excellent Braunfels, d’une inspiration foisonnante, animées par une authentique ferveur, avec toute une série de climats uniques. Et c’est seulement en 2010 qu’elle fut rejouée après sa création en 1927, suivie de l’interdit prononcé par les nazis à l’encontre du compositeur, du fait de ses origines en partie juives. Là où l’on en vient à s’interroger sur le bien-fondé de cette deuxième gravure à quelques années d’écart (la recréation, par les forces de Stuttgart que dirigeait Manfred Honeck, grand défenseur de Braunfels, a été publiée en 2013), c’est lorsqu’on constate que deux des quatre solistes sont exactement les mêmes ! Si Capriccio est mieux distribué que Mis, tant mieux, et si les amateurs se laissent plus facilement tenter par une version en un CD que par un enregistrement en deux CD (15 euros au lieu de 30), tant mieux aussi, mais on peut tout de même craindre qu’il y ait doublon.
Avec ses 82 minutes 37 secondes, la version Honeck chez Mis était à peine trop longue pour tenir sur une seule galette. A la tête du Konzerthausorchester Berlin, Jörg-Peter Weigle gagne cinquante secondes par-ci, une minute par-là, et arrive finalement à un minutage sensiblement inférieur. Les effectifs choraux importants, avec notamment des voix d’enfants, contribuent tant au mystère des premiers instants du Kyrie qu’à la puissance d’un Credo de près d’une demi-heure. Pour les solistes, on peut comprendre que Berlin ait fait appel à des artistes connaissant déjà la partition, d’où la présence de la soprano Simone Schneider et de la mezzo Gerhild Romberger, déjà protagonistes de la résurrection de l’œuvre en 2010. Voix solides et sonores, comme nécessaire pour s’imposer par-dessus la masse instrumentale et chorale ; la soprano a le timbre suffisamment clair pour planer au-dessus des autres voix dans les Alleluia qui concluent l’Offertoire. Parmi les nouveau-venus, si le ténor Christian Elsner est une bonne recrue, son confrère laisse plus circonspect. Déjà présent dans Verkündigung, Robert Holl ne renouvelle pas la très bonne impression qu’il nous avait faite dans cette adaptation de L’Annonce faite à Marie : les graves sonnent désagréablement écrasés, plusieurs phrases se changent en mugissements expressionnistes, et la diction chuinte de façon invraisemblable : « Laudamuch te », « Et rejurrexit »…
Malgré tout, la bonne nouvelle, c’est que Capriccio semble s’être lancé dans une série de disques Braunfels, qui inclut notamment un volume de lieder récemment chroniqué. On espère que le label allemand ne s’arrêtera pas en si bonne voie.