Il n’est pas facile de mettre en scène Fidelio, moins facile encore de le capter en vidéo. Les versions existantes oscillent entre le kitsch (Levine, Böhm) et le charbonneux. Nous sommes ici, entre les deux. L’univers de Fidelio baigne dans une lumière verte et parfois verdâtre. Les chairs sont blanches, les costumes sont anthracite. Des travellings rapides augmentent ce sentiment de mal de mer. C’est Fidelio au fond de l’Atlantique. Lors des intermèdes orchestraux, un graphiste de génie nous a concocté une plongée visuelle dans des méandres de chaînes et de piliers, comme si nous nous enfoncions toujours plus dans les entrailles d’une immense geôle subaquatique. Cette fois, c’est Piranèse en bathyscaphe. Fidelio n’est pas un opéra où l’on sourit, mais cette ambiance glauque contribue grandement à figer les visages dans des mines déterrées, d’autant que la lumière tombe souvent à la verticale, creusant les joues, noircissant les regards. Mehta, qui pourtant émerge d’un halo orangé, affiche lui aussi une figure de croque-mort.
La mise en scène elle-même est classique et habile. Des déplacements agréablement réglés, aucune fantaisie particulière. Du bel ouvrage. Il faut dire que le cast se composait, en cet automne 2006, de ce que l’on fait de mieux pour Fidelio. Un Salminen idéal, ni trop ogre, ni trop bonhomme, une Ildiko Raimondi extrêmement bien chantante et sympathique, un Rainer Trost un peu aigre vocalement, mais très idiomatique. Pizarro (Juha Uusitalo) est un peu plus extérieur et parade à outrance, mais c’est dans le personnage. Tout cela emballé avec un métier incroyable par Mehta : à son orchestre – dont on sent bien que ce n’est pas le terrain d’élection – il insuffle une rigueur et une densité admirables. Dans les ensembles, l’équilibre entre fosse et plateau est perceptible, tous les protagonistes s’unissant dans un même esprit moins théâtral que strictement musical.
Au premier rang, Seiffert et Meier. Le premier est un Florestan de très haut vol, un peu méconnu sous nos latitudes. Comme je préfère cette voix lyrique, ce métal généreux, à tant de voix outrancièrement dramatiques, ou vaguement brutalisées (Kaufmann). La ligne est tenue, le personnage existe – lui qui n’est, au fond, qu’une idée – et il offre à Meier un répondant parfait. Meier, justement. Pour elle, ce DVD vaut la peine. Car ce que le disque ne nous offre pas, c’est son regard. Et ce qu’il nous fait entendre, c’est sa placidité vocale. Ici, on se soucie peu que le timbre, l’accent, ne soient pas habités par le théâtre. C’est son corps qui prend le relais. Campée là, entière, prête à bondir, animale, Meier est une Léonore puissante, physique, inflexible. Dans ses yeux se lit une détermination infinie. Pour elle, nous ferions vingt mille lieues sous les mers.
Sylvain Fort