Depuis quelques années, certains musées proposent, à côté du traditionnel catalogue imprimé, un DVD reprenant le film d’une visite guidée de leurs collections permanentes ou d’une exposition temporaire particulièrement ambitieuse. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar) s’est associé au producteur Harmonia Mundi pour renouveler la démarche en publiant cette fois un double CD autour de Watteau, une leçon de musique, l’exposition phare de ce printemps 2013 dans la capitale de l’Europe*. C’est la première fois que l’univers de l’artiste est approché sous cet angle, lequel, pourtant, s’impose avec la force de l’évidence: des musiciens apparaissent dans un tableau de Watteau sur trois, sans parler de ses dessins, où abondent des figures prises sur le vif qui sont, « par leur instantanéité, d’une justesse de trait égale à l’intensité de la vérité qui se trouve captée » (Avigdor Arikha).
Les expositions consacrées au peintre des Fêtes galantes demeurent assez rares, la fragilité des œuvres qui nous sont parvenues et leur dispersion compliquant sérieusement la tâche des organisateurs les plus aguerris. En l’occurrence, le concours d’institutions prestigieuses (Louvre, Prado, Musée de l’Ermitage, British Museum, Tokyo Fuji Art Museum, etc.) a permis de réunir un ensemble remarquable de tableaux, dessins et gravures de Watteau et de contemporains de l’artiste auxquels sont joints des partitions, de même que des instruments d’époque prêtés par le MIM et, fait exceptionnel, par la Bibliothèque nationale de France. Par ailleurs, une intervention du photographe belge Dirk Braeckmann permet de relier Watteau à la création contemporaine.
La galerie sonore du premier CD met en relation une douzaine d’œuvres exposées avec plusieurs extraits musicaux et s’ouvre sur des fragments du 3e intermède du Malade imaginaire (Charpentier) qui entrent en résonance avec Les Plaisirs du bal (huile sur toile). L’éclat de cette entrée en matière ne doit pas nous tromper: sous la Régence, le public commence à se détourner des pompes de la tragédie lyrique et des grands motets versaillais, il leur préfère la musique de chambre et favorise ainsi l’essor de la sonate et de la cantate. Si le disque nous permet justement de retrouver le délicat sommeil tiré de La Muse de Clérambault (exquise Noémi Rime) et la splendide Mort de Didon de Montéclair dans l’interprétation toujours inégalée d’Agnès Mellon, le choix des morceaux reflète la prédominance des instrumentistes chez Watteau, les chanteurs se réduisant à la portion congrue.
Parmi la vingtaine d’instruments différents mis en scène par l’artiste, l’omniprésence de la guitare (chaconne d’Antonio Martín I Coll avec en soliste Juan Carlos Rivera) dans les huiles (L’Amour au théâtre italien qui met en scène des types de la Commedia dell’arte) comme dans les croquis traduit sa popularité, qui tend à éclipser le luth, mais la musette (le duo des Bergères dans l’Idoménée de Campra par les dessus verts et clairets comme un vin de pays d’Anne Pichard et Anne Mopin) et le violon ne sont pas en reste (Chiara Banchini dans la sonate en si bémol major RV 77 de Vivaldi). Passés de mode, le cistre et le cornet à bouquin font néanmoins leur apparition, de même que la flûte à bec, ce qui nous vaut de retrouver l’ébouriffant Maurice Steger dans le vaste Ground upon the Sarabanda, de fabuleuses variations sur la sarabande du concerto n°7 de Corelli (opus 5) que vient enrichir une soudaine et audacieuse partie obligée de clavecin et où le virtuose suisse impose sa flûte en lieu et place du violon. C’est sans doute la pièce maîtresse de l’album. D’attribution incertaine, elle pourrait avoir été écrite par Mattheson, Babell ou Geminiani, l’éditeur retenant arbitrairement ce dernier. Afin d’illustrer un magnifique portrait de Jean-Féry Rebel (pierre noire et sanguine), ami de Watteau que ce dernier a manifestement surpris en train de composer, Harmonia Mundi a choisi des extraits, certes champêtres et légers (Rossignols, Loure II – la Chasse, Tambourins I et II, Sicilienne), des Eléments par l’Akademie für Alte Musik Berlin, là où une sonate en trio aurait eu l’avantage d’évoquer ce goût nouveau pour « une musique de l’intime qui a les faveurs du beau monde » (Jérôme Giersé).
Au cours de sa trop brève existence, Antoine Watteau (1684-1721) jouit de la protection, déterminante pour sa formation comme pour sa carrière, du riche financier Pierre Crozat. Amateur d’art éclairé et modèle du mécène, ce dernier l’accueille vers 1717 en son hôtel particulier de la rue de Richelieu. Le peintre peut y admirer des chefs-d’œuvre italiens et flamands (Raphaël, Barocche, Feti, Mola…) ainsi que des milliers de dessins que le collectionneur a rapportés de son voyage dans la péninsule en 1714-1715. Lors de son séjour romain, Pierre Crozat a aussi fréquenté les concerts du cardinal Ottoboni. A son retour en France, il décide de créer, sous le patronage du prince de Conti, les Concerts des Mélophilètes, principalement consacrés à la musique récente. L’entrée en est gratuite et ils connaissent très vite un immense succès. Watteau en fut sans nul doute le témoin privilégié, développant l’acuité de son regard, mais aussi sa fascination pour les musiciens et leur relation, parfois quasi fusionnelle, à l’instrument. En s’appuyant sur l’inventaire après décès des partitions que Pierre Crozat conservait, Harmonia Mundi a imaginé le programme de l’une de ces soirées musicales qui annoncent celles du Concert Spirituel.
Le deuxième CD nous livre le produit de cette étonnante reconstitution qui pioche, notamment, dans plusieurs enregistrements fêtés lors de leur parution (pièces de clavecin de Couperin par Christophe Rousset, concerti grossi de Locatelli par le Freiburger Barockorchester, …) et que nous avions parfois oubliés, à l’instar du Cain d’Alessandro Scarlatti dont Jacobs (1997) a su, mieux que Biondi, épouser l’urgence dramatique. Le duo « La fraterna amica pace » (Graciela Oddone, Bernarda Fink) demeure, à cet égard, emblématique. Nous n’en dirons pas autant de la seconde page vocale, « Fuor della Stigia sponda », qui n’est pas vraiment représentative du disque Stradella gravé par Christine Brandes en 1996. Relativement sobre et peu exigeante sur le plan technique, cette cantate montre le soprano sous son meilleur jour, là où les autres surexposaient des carences rédhibitoires (diction, stabilité rythmique, intonation, vocalisation). C’est exactement le contraire qui advient, hélas, pour Juan-Manuel Quintana, dont nous subissons la lecture expéditive et aride du Tombeau pour Monsieur de Sainte-Colombe quand son album Marais regorgeait de merveilles. Nous nous consolerons en réécoutant Christophe Rousset en excellente compagnie (Ryo Terakada, Kaori Uemura) dans les délicieuses pièces de clavecin en concert de Rameau (le Vézinet, la Boucon, les premier et deuxième tambourins en rondeau). Ce n’est pas le moindre des mérites de cette anthologie que de nous remettre en mémoire des titres qui ont marqué l’histoire de la discographie ces vingt-cinq dernières années.
* Antoine Watteau, The Music Lesson. Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, jusqu’au 12 mai 2013. Pour plus d’informations: www.bozar.be