L’Europe continentale a toujours tenu la sphère musicale britannique pour une terra incognita ! Le mélomane moyen aurait du mal à citer plus de dix noms de compositeurs britanniques : Dowland, Purcell, Elgar, Vaughan Williams, Walton, Britten et puis ? L’amateur d’opéra ajouterait Maxwell Davies, Tippett ou plus près de nous George Benjamin, Thomas Adès… mais William Alwyn ?
Né en 1905, le jeune Alwyn a tout pour faire une brillante carrière : flûte solo du London Symphony, polyglotte, pédagogue recherché à la Royal Academy of Music de 1929 à 1955, il n’a qu’un défaut : c’est l’auteur à succès de plus de 70 musiques de films, et d’autant pour le théâtre ou la télévision et il n’est pas pris au sérieux par le petit monde de la musique classique. Et comme il n’a pas la célébrité internationale d’un Bernard Herrmann, Nino Rota, ou Michel Legrand, il prend en 1960 la décision radicale de se remettre en question, il quitte Londres et va s’établir dans le Suffolk jusqu’à la fin de ses jours, en 1985. Il livre sa dernière partition pour le cinéma à Carol Reed en 1963 pour The Running Man. Il va désormais se consacrer à la voix (plusieurs cycles de mélodies), à du grand symphonique, et à l’opéra avec deux ouvrages majeurs qu’il porte en lui depuis longtemps : Juan or The Libertine librement inspiré du mythe et du personnage de Don Juan (1971)… et Miss Julie (1977)
Comme Ned Rorem en 1965, comme Philippe Boesmans en 2005, William Alwyn s’inspire de la sulfureuse pièce « naturaliste » du dramaturge suédois August Strindberg (1849-1912) Mademoiselle Julie, créée en 1894 au Danemark (et seulement en 1906 en Suède).
Strindberg y respecte la règle des trois unités : de temps (à la fin du xixe siècle, en 1894, par une nuit d’été à la veille de la Saint-Jean), de lieu (la cuisine d’une demeure patricienne située dans la campagne suédoise) et d’action (un jeu de séduction entre maîtresse et valet, de l’exposition au dénouement tragique). La pièce ne comporte ni entracte ni pause ni même changement de décor, tout se passant dans l’espace clos d’une cuisine. Mademoiselle Julie, selon Strindberg, est une « tragédie naturaliste », un huis clos nocturne et tragique dans lequel s’affrontent deux personnages opposés et équivoques : Julie, fille d’un comte suédois ; Jean, son serviteur. Vient se mêler à ce « duel » un personnage que Strindberg a voulu falot mais qui se révélera utile dans le ménagement du suspense : Kristin, la cuisinière et la fiancée de Jean dont la seule présence contribue à retarder le dénouement et à précipiter le suicide final. La pièce fonctionne sur le mépris : le mépris de Julie pour ses serviteurs reçoit en écho leur mépris pour leurs maîtres.
William Alwyn songe à un opéra dès 1954 mais il se brouille avec son premier librettiste Christopher Hassall qui « insiste pour adhérer de manière inébranlable à la pièce originale et contrevient à mon désir obstiné de me dispenser de tous les détails superflus, du symbolisme et de la moralisation et de ne conserver que la substance dramatique strindbergienne de la pièce ». Il abandonne le projet durant vingt ans, et le reprend au mitan des années 70, en écrivant lui-même le livret. Il introduit un nouveau personnage, le garde-chasse Ulrik.
Là où Philippe Boesmans (Julie, 2005) concentre le drame en un acte et en moins d’une heure et demie, et recourt à un effectif instrumental réduit, le Britannique le répartit en deux actes et trois scènes qui avoisinent les deux heures et pare l’action de tous les feux du grand orchestre.
Miss Julie n’a pas jusqu’à présent encombré ni les bacs de disques, ni les scènes d’opéra. La création a lieu le 16 juillet 1977… par une diffusion par la BBC Radio 3 d’un enregistrement réalisé le 17 février 1977 à Brent Town Hall : les interprètes en sont Jill Gomez (Julie), Benjamin Luxon (Jean), Della Jones (Kristin), Anthony Rolfe-Johnson (Ulrik), le chef d’origine tchèque Willem Tausky dirige le BBC Concert Orchestra (à ne pas confondre avec le BBC Symphony). La première scénique n’a lieu qu’en 1992 (Alwyn n’aura jamais vu son opéra sur scène, il est mort en 1985 !) au théâtre de Ballerup près de Copenhague. C’est Nicholas Cleobury qui dirige la création britannique sur scène, en 1997, vingt ans après la création radiophonique, au théâtre royal de Norwich.
Quant à la première – et jusqu’ici unique – au disque, c’est à l’équipe de la création radiophonique (John Mitchinson remplaçant Rolfe-Johnson et le Philharmonia se substituant à l’orchestre de la BBC) qu’on la doit en 1979 (2CD Lirita). Ce nouvel enregistrement est consécutif à la représentation semi-scénique de l’ouvrage donnée début octobre 2019 au Barbican Center de Londres
C’est peu de dire que la musique d’Alwyn – dans cet opéra en tout cas – n’a aucun rapport avec l’époque de sa composition. Britten est mort en 1976, Tippett est encore en pleine activité tout comme Walton, pour ne citer que quelques-uns de ses illustres compatriotes contemporains.
« Nécessitant un grand orchestre mais seulement quatre solistes et aucun chœur, il est surprenant qu’aucune compagnie d’opéra britannique n’ait repris la partition ; de nombreuses œuvres moins convaincantes, en particulier des ouvrages véristes, sont régulièrement entendues. Le répertoire du vérisme est un bon point de référence pour la partition d’Alwyn, car si son écriture richement colorée révèle toute une gamme d’influences du XXe siècle – Strauss, Janáček et Ravel en particulier – c’est le monde de Puccini qui imprègne les ressorts dramatiques de l’œuvre » C’est ce qu’écrivait Andrew Clemens dans The Guardian au lendemain de la représentation d’octobre 2019.
J’y ai, pour ma part, entendu, aussi bien dans le traitement de l’orchestre que de la ligne vocale, des réminiscences de Korngold (Miss Julie a vocalement tant en commun avec la Marie de Die tote Stadt !), Schreker, Zemlinsky, tout ce début de XXe siècle viennois. Les rythmes et les langueurs de la valse parcourent tout l’ouvrage, et on soupçonne Alwyn d’avoir un peu abusé de l’accord de septième ! Si l’on ne craignait le cliché, on reconnaîtrait dans cette Miss Julie une écriture très… cinématographique. Alwyn n’a pas oublié son premier métier et manie à la perfection les effets dramatiques, la description des atmosphères.
Alors que certains critiques ont trouvé l’œuvre trop longue, l’ajout du personnage du garde-chasse ivre inutile, on avoue l’avoir écoutée et réécoutée d’un bout à l’autre avec un plaisir non dissimulé, même si la répétition de certaines formules dramatiques ou mélodiques peut finir par lasser.
Les interprètes de ce disque sont ceux du concert du 3 octobre 2019. L’enregistrement a été réalisé dans la foulée, du 5 au 8 octobre.
Honneur d’abord au chef finlandais Sakari Oramo, actuel directeur musical de l’orchestre philharmonique de Stockholm, après avoir été durant une dizaine d’années le successeur de Simon Rattle à la tête du City of Birmingham Symphony Orchestra, un mandat qui lui aura donné le goût d’explorer le répertoire britannique et d’y dénicher des ouvrages oubliés comme cet opéra de William Alwyn. Oramo exalte, comme personne, l’ambiguité des caractères des protagonistes, les moirures du tissu orchestral
Anna Patalong incarne Miss Julie d’un soprano voluptueux qui semble ne jamais éprouver les limites d’une tessiture tendue « Elle attaque sa partie avec verve et des notes de tête aux reflets satinés, s’immerge dans les harmonies luxuriantes qu’Alwyn déploie ici, pour séduire complètement Jean. Que le baryton qui joue Jean – Benedict Nelson – soit, dans la vie, le mari de Patalong, ne fait qu’ajouter au plaisir » (Mark Pullinger, Bachtrack, 4 octobre 2019). Alors qu’il a dû apprendre le rôle en très peu de temps pour remplacer le chanteur initialement pressenti, le baryton séduit par la plénitude de son chant, l’excellence de sa diction et l’incarnation de toutes les ambiguïtés de son personnage. Rosie Aldridge est une Kristin fougueuse et jalouse à souhait tandis que Samuel Sakker est un garde-chasse aviné tout ce qu’il y a de plus crédible.