On dit d’un chanteur qui un jour se produisit en alternance avec Peter Mattei dans le rôle de Don Giovanni qu’il fut tellement mortifié de la comparaison qu’il abandonna l’opéra du jour au lendemain. Peter Mattei, est un habitué des grandes scènes mondiales. Il s’y produit dans une sélection de rôles triés sur le volet et on le considère comme l’une des plus stupéfiantes bêtes de scène. Si l’on se contente aujourd’hui de l’entendre en Don Giovanni, en Almaviva, en Onégin, en Amfortas – dont il est l’un des plus grands tenants de l’ère moderne – il a aussi fait des apparitions remarquables mais moins fondamentales en Billy Budd, en Figaro ou en Posa.
Difficile de qualifier cet art, fait d’énergie pure, de folie douce – ses partenaires ne savent jamais vraiment à quelle sauce il va les manger – d’une puissance phénoménale qui repose sur l’insolence de l’émission et, surtout, d’harmoniques luxuriantes. Paradoxalement, Peter Mattei est aussi un artiste d’une certaine placidité, celle très symptomatique des voix bénies de tous les dons qui, sans doute, ne s’interrogent guère sur la construction de leur son tant celui-ci sort tout seul. En récital, dépouillé de ses incarnations dramatiques, il peut s’avérer décevant, comme démotivé par tous ces petits drames et de toutes ces petites compositions qui contrarient son envergure débordante.
Lui qui se déclare influencé jusqu’à la moelle par Elvis Presley, partage avec le crooner ce goût des attaques par le bas, des notes entreprises avec langueur, du léger décalage rythmique, rappelant cette impayable réflexion de Nikolaus Harnoncourt « quand un artiste chante de manière trop métronomique, je lui conseille d’écouter Frank Sinatra ».
Le Winterreise de Mattei et de Lars David Nilsson est le point de rencontre de tout ce qui constitue le chanteur : une dramaturgie de la plastique plutôt que du verbe, une dramaturgie qui mise entièrement sur la stupeur produite par des moyens totalement surnaturels. Son Voyage, pourtant, n’est pas une croisière fluviale sur des eaux épaisses et chaudes, ni le chemin de croix d’un cénobite à genoux sur le gravier. C’est un récit posthume ; celui d’un spectre qui visiterait son passé d’une voix venue de la Jérusalem Céleste.
En ce sens, c’est une vision absolument singulière d’une œuvre parmi les plus visitées. Elle donne à entendre un angle quasiment inédit. Cela, déjà, au sens premier, est prodigieux. Inutile, donc, de se demander si l’on adhère ou pas. L’aventure épidermique qu’offre le disque devrait suffire à convaincre, au moins, de sa force brutale et de son insolence absolue. C’est comme un coup de poing qui dirait « je t’aime ».