Au moins des centaines de milliers de pages ont été consacrées à Mozart et à son œuvre. S’ajoutent aujourd’hui celles que signe Jean-François Phélizon, polygraphe mélomane, auteur d’un essai sur la Flûte enchantée. Certainement fruit de longues lectures, recherches et réflexions, voilà un ouvrage d’un abord sympathique qui impressionne, par son volume (les deux tomes comptent 1385 p.), puis par son contenu, se proposant de revisiter Mozart et son œuvre, à la lumière des recherches les plus récentes. Il est vrai que depuis les Massin, puis Robbins Landon, n’ont été publiées ou rééditées en français que des synthèses d’un intérêt limité. Destiné au plus large public, dans une langue claire, élégante, l’ouvrage a de quoi séduire. Le projet de réunir la vie et l’œuvre de Mozart dans leur évolution chronologique paraît abouti. Globalement, l’ouvrage témoigne d’une profonde intelligence de la personnalité de Mozart et de son évolution. Bien décrites, fondée sur un habile assemblage de la correspondance à d’autres sources, le récit témoigne bien de la lente maturation de la prime enfance, puis de l’adolescence de Mozart, durant lesquelles se sont construites et façonnées sa personnalité et son extraordinaire maîtrise musicale. Mais n’est pas historien qui veut. Jean-François Phélizon associe à cette correspondance – déjà sujette à caution puisque largement amputée par le couple Nissen – les écrits « premiers » relatifs à Mozart à la floraison d’ouvrages qui suivirent. En toute confiance, ce qu’ils ne méritent pas toujours, il leur accorde le même crédit. Les avancées de la recherche, que diffusent les publications spécialisées, lui sont étrangères.
L’auteur se propose de relater « la vie de Mozart telle qu’elle fut, débarrassée des légendes, des partis-pris et de clichés qui encombrent souvent ses biographies » (1). Or, on se prend à en douter dès la lecture de la présentation. Manifestement, l’auteur, curieux et passionné, ne se distancie pas de son sujet. Cela ressemble parfois à une hagiographie, documentée à cet effet, où sont prêtées au musicien des intentions, des prémonitions qui aboutissent à « une mort rédemptrice ». L’auteur aime Constance autant que Wolfgang, c’est son droit. Mais son amour lui interdit de prendre en compte tout ce qui n’atteste pas les images pieuses répandues par la veuve (« Nous devons savoir gré à Constance d’avoir été l’épouse qu’il fallait à Mozart… ») et Nissen qui circulent plus que jamais. Certes, le propos est nuancé, mais, dès le prologue, l’intention et ses limites sont exprimées. On attendait une biographie documentée, pertinente, d’un observateur critique. On découvre une narration qui s’appuie – certes – sur les éléments biographiques, avérés ou non, mais les éclaire au travers des convictions de l’auteur. Les avancées de la recherche, dans les publications spécialisées (le plus souvent en allemand, et l’auteur n’est pas germaniste) lui sont étrangères.
Que son projet amoindrisse ou occulte chez lui ce qui ne concourt pas à ériger ce mémorial est regrettable. Cette passion sincère, fût-elle longue et assidue, n’excuse pas les éclairages très personnels, les lacunes, oublis ou fautes que comporte l’ouvrage. L’exercice est clairement orienté : s’il n’exonère pas les défauts de Mozart, le récit que déroule l’auteur minimise à dessein les aspects comportementaux qui desservent son héros – notamment son désir de paraître et ses dépenses inconsidérées (2), comme son engagement dans la franc-maçonnerie, pour en souligner la dimension exceptionnelle, se réservant les commentaires pour faire prévaloir son sentiment. Mozart, épris de liberté, est ainsi présenté comme toujours attaché à l’Eglise, et dont l’adhésion à la jeune franc-maçonnerie aurait été suivie d’une profonde déception (sic). Ainsi, le plus souvent sérieusement documenté (la correspondance, les témoignages, les faits vérifiables…), mais traitant également comme sources sûres les témoignages tardifs, souvent douteux (romanesques, apocryphes, la prose de Stendhal et d’autres), l’ouvrage façonne une image de Mozart que n’aurait pas désavouée l’abbé Louis Bethléem (3). Ainsi abonde-t-il la doxa du génie, qu’accompagne une foi inébranlable, dont la Messe en ut et le Requiem seront les plus belles expressions. Confondant ingénument ou délibérément la musicologie et la musicographie (p. 9) il tait la fabrication du mythe, à laquelle Constance – femme d’affaire redoutable et avisée – a largement participé avec Nissen, avec ses pieux mensonges, comme les témoignages douteux, apparus des décennies après 1791(4). Malgré les notes de bas de page, ce n’est pas œuvre d’érudit ou de musicologue, et l’auteur se leurre lorsqu’il prétend décrire « sans parti-pris » les influences auxquelles il a été soumis.
Fondé sur la correspondance et la compilation de biographies, Jean-François Phélizon ne s’est pas approprié le terreau musical qui a vu naître et se construire Mozart. Sa connaissance est livresque, et lacunaire, même si la peinture du contexte social, politique et culturel des pays traversés au cours des voyages est juste. Les œuvres majeures sont autant de jalons. Si la genèse des opéras, leur analyse, les conditions de leur production constituent une synthèse appréciable, l’achèvement du Requiem ne mentionne que Süssmayr. On regrette l’impasse faite sur les œuvres de ses contemporains, de Myslivecek « que Mozart a croisé plusieurs fois » à l’Ecole de Mannheim. Salieri « s’il n’est pas à proprement parler le chef de la coterie italienne, …qui n’agit pas au grand jour… » est peint essentiellement sous le seul angle d’une opposition radicale à Mozart et à la musique allemande. La compilation demeure superficielle. Même si la politique de Joseph II et sa perception y sont relatées avec exactitude, le mouvement des idées, l’« Aufklärung », la franc-maçonnerie, sont décrits sans que l’auteur en ait réellement assimilé la substance (5).
Le discernement fait trop souvent défaut. Exemple, entre autres, de l’approche du fervent mozartien : au motif « qu’aucune des possibles infidélités passagères n’est documentée » (p.691), l’auteur affirme la vertu et la fidélité de Mozart… Lors de son dernier séjour parisien, Wolfgang ne s’intéresse au Concert spirituel que pour tenter d’y faire jouer ses œuvres, ignorant l’opéra. On s’étonne de son absence de curiosité à l’endroit de ce qui se pratiquait dans le principal centre de rayonnement musical d’Europe. Le silence participe aussi de ce formatage.
En conclusion à « interpréter Mozart », l’auteur écrit : « Il faut bien sûr en rajouter (sic) aux biographies (…) d’Oulibicheff et d’Otto Jahn (…). En revanche, il faudrait retrancher des biographies « révisées » du XXe S ces légendes tenaces qui sont apparues au fil du temps par volonté de sensationnalisme » (p. 1226). C’est omettre la construction du mythe, dès la fin du XVIIIe siècle, largement imputable à Constance, vénale, secondée par Nissen et leur entourage, mythe amplifié tout au long du siècle par les littérateurs en tous genres (Stendhal, le plagiaire, au premier chef), dont les erreurs, les mensonges sont confirmés par les recherches de la musicologie contemporaine (6).
Nous ne suivons pas l’auteur dans sa tentative de récupération de Mozart (ainsi, la bibliographie accorde une place de choix à deux ouvrages d’Isidore Goschler, obscur théologien « fidéiste teinté de traditionnalisme », qui contribua à la légende dorée de Mozart, pourfendeur de Castil-Blaze qui connaissait mieux son sujet que lui). Le fait de postuler en avril 91 l’emploi d’adjoint au Kapellmeister de la cathédrale Saint-Etienne (p.566) est interprété par Jean-François Phélizon comme un retour dans le giron de l’Eglise, alors que nous y voyons plus prosaïquement la recherche d’une source de revenus, alors qu’il est aux abois.
Outils bienvenus, une chronologie des événements, une liste des œuvres, une bibliographie commentée, un index des noms de personnes (mais pas de lieux) ainsi qu’une table des illustrations et encadrés figurent en annexe de la deuxième partie. Hélas, la bibliographie fourre-tout énumère et commente succinctement 118 ouvrages, indifférenciés, classés alphabétiquement par noms d’auteurs. On y trouve le meilleur comme le pire et le futile, et il est permis de douter que le lecteur soucieux d’élargir ou d’approfondir sa connaissance y trouve matière. Pourquoi avoir fait l’économie de filtrer, de trier et d’organiser ? Pourquoi citer les éditions anciennes de la correspondance (Curzon, Anderson) alors qu’une seule, postérieure, (Geffray, chez Flammarion), également mentionnée, fait autorité ? Ainsi sont mêlés les textes « historiques », fondateurs du culte, les ouvrages de référence, les études focalisées sur tel ou tel aspect (répertoire, voyages, famille, contexte politique etc.), les grandes et petites synthèses, accessibles. Le soin fait défaut, signalant des publications dans leur version anglaise alors que leur traduction française est disponible, taisant l’essentiel de la musicologie germanique, citée uniquement dans sa traduction anglaise, même lorsqu’elle est accessible en français. Mais, surtout, il faut déplorer l’omission d’études qui font autorité, faciles à dénicher, et peuvent être lues avec profit par l’amateur… (ainsi, les numéros publiés par l’Avant-scène opéra, les ouvrages signés Autexier, Harnoncourt, Erich Valentin, entre autres). Les fautes sont nombreuses, qui confirment une connaissance superficielle du corpus mozartien (7).
A quel public s’adresse cet ouvrage ? Le mozartien fervent comme le musicologue possèdent ou ont lu la plupart des ouvrages de référence. La synthèse vaut par les abondantes citations de la correspondance, facile d’accès, mais volumineuse. Si ce nouveau Mozart retient l’attention pour son format inhabituel et prometteur, son intérêt se dément rapidement. L’habile tentative de synthèse fait plus qu’interroger. L’ouvrage n’apporte rien d’autre que le témoignage d’une admiration sincère, mais inaboutie, d’un traditionnaliste qui imprime ses conceptions à une narration fondée sur un patient travail de compilation. « Instrument de la Providence » (p.1207), Mozart aspire à « une mort rédemptrice »… « il sait (…) combien la Flûte enchantée sur le plan métaphysique et le Requiem sur le plan spirituel vont constituer son chant du cygne » (p.1074). Les mythes sont saufs. Ite missa est.
(1) Ainsi prétend-il tordre le cou aux « légendes absurdes » construites après la mort de Mozart. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer que « Walsegg (...) a l’ambition secrète d’apparaître comme un grand compositeur » (p.1176) alors que la recherche a fait la lumière sur le procès d’usurpation d’identité qui lui a été fait. (2) Même si une étude de ses revenus et de ses dépenses fait l’objet de tableaux, (pp. 1067-1070). (3) Qui signa « Les opéras, les opéras-comiques et les opérettes », en 1926, où le répertoire était examiné au crible de la bienséance réactionnaire du temps. Autre illustration : l’appellation « Commune de Paris », établie dès la prise de la Bastille, est ici connotée à la Terreur, de trois ans postérieure, et renvoie également à la Commune de 1870. (4) Pour mémoire, les témoignages (Kelly, 1823 ; Da Ponte, 1830) et les premières biographies (Nissen, 1828 ; Oulibichev 1843) sont très postérieurs à la vie de Mozart. (5) Le dogmatisme métaphysique est l'illusion d'une raison qui présume de ses propres forces, illusion rationaliste qui est philosophique, tandis que l'extravagance- Schwärmerei - et le mysticisme sont une renonciation à la raison qui met en cause la liberté : en effet, si nous n'écoutions pas notre raison, que croirions-nous ? résume la pensée de Kant à propos de l'Aufklärung. L’unique source fiable relative aux Illuminés de Bavière (la thèse de Le Forestier, rééditée), demeure inconnue. La nature, la naissance et le fonctionnement, l’action ne sont décrits qu’à travers les récits véhiculés après que la monarchie autrichienne l’ait étouffée, tout en pensionnant son fondateur, Weishaupt. A propos de la franc-maçonnerie, l’auteur aurait gagné à ne pas se contenter de lire Chailley (La Flûte enchantée, opéra maçonnique), dont il critique le propos avec constance, Speller et Jacques Henry, et à découvrir les écrits documentés d’Autexier, Gefen, Jens Oberheide, Guy Wagner etc. L’anti-maçonnisme est flagrant (p.1170) où l’auteur va jusqu’à détourner le livret de la Flûte (« Mozart a eu l’occasion d’exprimer explicitement ses doutes sur l’utopie fraternelle professée par les maçons »). (6) L’auteur écrit page 563 « le témoignage non sujet à caution (...) de Rochlitz est éclairant », dont les « Anekdoten » abondent le mythe. La très sérieuse Zeitschrift für Musikwwissenschaft infirme le récit – 2006, vol.21., pp.13-26. Nissen fut à Mozart ce que Paterne Berrichon fut à Rimbaud, son beau-frère. Tous deux, sous la conduite de leurs épouses, ont expurgé ce qui altérait l’image qu’ils voulaient transmettre de leur héros en assortissant leur narration à cet effet. (7) La 6e édition du Köchel datée de 1964, « une septième édition est en cours » sic., alors que cette dernière est sortie...en 1963. L’auteur liste sept canons (p.583) alors que les seuls canons vocaux sont bien plus nombreux (K. 89, 228 à 234, 347, 348, 507, 508, 553 à 562). Il en va de même des œuvres maçonniques, dont la liste est gravement erronée.