Le public du temps, curieux du nouvel ouvrage, était nombreux mais partagé, d’autant que les oppositions dogmatiques n’avaient cessé de se manifester. Le sujet était neuf, et dérogeait aux habitudes (1). Au motif que la tragédie avait connu un profond remaniement en 1756, nous avions presqu’oublié la partition originale, car on semblait préférer la dernière, ou on mêlait les deux (2). Dans sa version seconde, Sigiswald Kuijken, puis, vingt ans après, William Christie (3) avaient permis la redécouverte de ce chef-d’œuvre au disque. De nouveau, vingt ans après, en mobilisant les meilleurs interprètes, c’est le Centre de Musique Baroque de Versailles qui nous vaut cette première du Zoroastre premier.
Avant qu’ Anquetil-Duperron publie les Upanishads et le Zeud-Avesta, à partir de 1771, la figure de Zoroastre (Zarathoustra) n’était connue qu’à travers les Grecs et les Romains, de Platon à Plutarque, et surtout par l’ouvrage de Samuel Hyde, imprimé à Oxford en 1700. Nombre de récits, plus fantaisistes les uns que les autres, connurent une réelle popularité. Voltaire y voyait une forme de déisme éclairé, préférable au dogmatisme chrétien. Le livret exotique de Cahusac véhicule les valeurs fondatrices de la franc-maçonnerie naissante, qui avait agrégé la figure mythique du sage, et – surtout – les oppositions manichéennes du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres. Dès l’ouverture, au pouvoir terrible du méchant Abramane, l’oppresseur, succède l’image apaisée et souriante de Zoroastre, le libérateur. Le propos moralisateur se combine au conflit sentimental, puisque nous sommes dans l’univers galant, avec une expression plus forte qu’ailleurs de la tendresse comme de la haine, de la jalousie, de la vengeance.
Quatre personnages principaux, deux couples qui s’affrontent : Amélite est au cœur de l’action, princesse convoitée par le maléfique Abramane et Zoroastre le sage, persécutée par le premier, sauvée par le second. Erinice , l’usurpatrice et complice d’Abramane, en est le contraire. Nombre de figures gravitent autour de ce quatuor, de Zopire aux trois Furies, avec une riche galerie de personnages allégoriques et fabuleux.
Les moyens mobilisés à la création étaient incroyablement importants, d’une modernité manifeste. Ainsi les scènes infernales, sacrificielles, quasi « gore », avec le sang qui coule, la magie, les démons, les machineries, le spectacle ne manquait pas d’impressionner. L’écriture, elle aussi, était novatrice, unifiant le discours où les récits, les ariettes, duos, chœurs et danses se succèdent dans une continuité qui anticipe un siècle d’histoire. Les « ballets figurés », où chacun mimait une action étroitement liée au drame, devaient produire un effet insoupçonné (4). Bref, une œuvre en avance sur son temps, alors que l’image de Rameau – en dehors de ses écrits théoriques – est le plus souvent connotée avec l’Ancien régime.
La distribution est exemplaire, cohérente, et l’équipe réunie s’investit pleinement dans la réalisation. La réussite est collective (5). Peut-on imaginer meilleur Zoroastre que le digne héritier de Jélyotte, Reinoud Van Mechelen, qui l’a mûri depuis sa prise de rôle en 2016 ? L’émission est claire, toujours intelligible, la ligne admirablement conduite, l’ornementation subtile, qui semble couler de source… Les qualités expressives, la beauté du timbre, l’aisance forcent l’admiration, comme sa suprême intelligence de l’ouvrage et de son style. Abramane, dont l’ambitus est démesuré, est confié à Tassis Christoyannis. La voix est autoritaire, au soutien constant, dans tous les registres. Dès les premières scènes, il s’impose dans ce personnage sombre et complexe. C’est surtout au quatrième acte, (« Cruels tyrans »), lorsqu’il invoque les puissances du mal, que l’écriture dramatique lui confère sa démesure. L’Amélite de Jodie Devos, lumineuse à souhait, nous comble. Sa tendresse, sa sensibilité, sa fraîcheur rayonnante (de « Soutien des malheureux » à « Douce paix » au dernier acte) servent idéalement l’évolution de cette héroïne attachante. Véronique Gens prête sa voix à Erinice. Forte et habile, équivoque et redoutable, notre grande tragédienne est magnifique, dont on apprécie toujours l’émission et la diction. Son unique air (« Portons les coups les plus terribles ») est exemplaire. Il faudrait citer chacune et chacun des autres solistes, tant les qualités et l’engagement vocal et dramatique sont constants.
En accord avec la volonté de satisfaire le goût des auditeurs, la version de 1756 faisait la part belle à l’intrigue sentimentale au détriment du message moral. William Christie, le soulignait à dessein. Ici, l’équilibre est idéal entre les deux composantes du livret. L’orchestre, où se retrouvent les musiciens des Ambassadeurs et de la Grande Ecurie, brille de ses mille feux. L’ouverture, animée à souhait, les pièces instrumentales (nombreuses danses et ballets figurés) sont du meilleur niveau. Le lever de l’aurore qui ouvre le deuxième acte est un régal. Mais c’est encore dans les combinaisons complexes, où se mêlent la voix et les chœurs qu’il se montre le plus remarquable : Alexis Kossenko tisse les lignes, équilibre, colore les textures en imposant une vie extraordinaire à cette partition rare.
Intervenant plus fréquemment que dans toute autre tragédie lyrique, le chœur joue un rôle dramatique indéniable. On ne présente plus le Chœur de chambre de Namur (6) tant il excelle à illustrer tous les ouvrages pour lesquels il est sollicité. Pour ne retenir qu’une de ses interventions (qui passent la vingtaine), le chœur douloureux des Bactriens peut-il être plus juste ? Il est permis d’en douter.
Signée Benoît Dratwicki, la riche brochure d’accompagnement apporte tous les éclairages attendus, comme toutes les précisions. Si elle est trilingue (français, anglais, allemand), le livret – intégral – ne connaît que l’original et sa traduction anglaise.
Les éminentes qualités de cet enregistrement en font une référence. Ce nouveau jalon s’imposera-t-il vingt ans ? On ne se hasardera pas à telle prédiction, mais il est sûr que nous tenons là une réalisation appelée à faire date.
(1) encore que le personnage de Zoroastre apparaissait déjà dans trois ouvrages antérieurs à celui de Rameau, dont la Sémiramis de Destouches, dès 1718 (Masson). Quant à l’ouverture substituée au traditionnel prologue, ce n’était pas vraiment une nouveauté, sinon chez Rameau.
(2) Christophe Rousset à Drottingholm (2006), puis à Amsterdam et à l’Opéra Comique ; Raphaël Pichon en 2016, à Montpellier (Festival Radio-France), puis Aix-en-Provence, sans clarinettes.
(3) William Christie emprunte le finale à la version de 1749.
(4) au IVe acte, celui de la Haine, du Désespoir et de leur suite, puis celui des Esprits infernaux qui accourent à l’appel de la Vengeance, avec d’admirables chœurs.
(5) on compte plus de dix duos, et les passages où les chœurs répondent aux soli abondent.
(6) préparé par Thibaut Lenaerts qui chante en outre une Furie.