Telesio, de Battiato : derrière ce titre, qu’on pourrait croire être celui de quelque rareté baroque, se cache la dernière œuvre d’un compositeur italien né en 1945, touche-à-tout qui accumule les expériences les plus diverses. Féru d’ésotérisme, lauréat du prix Stockhausen en 1978, co-auteur et interprète de la chanson qui représentait l’Italie à l’Eurovision en 1984, peintre, réalisateur de films, Franco Battiato a l’habitude de caracoler en tête des ventes de disques avec ses albums (une trentaine depuis 1972). Son premier opéra a été créé en 1987, et plusieurs autres ont suivi, notamment en collaboration avec le philosophe Manlio Sgalambro. A en croire son site personnel, sa production musicale se divise en deux catégories : « musica leggera », autrement dit variétoche, et « musica classica », que les gens sérieux appellent plutôt « contemporaine »… La différence entre les deux ne saute pourtant pas aux oreilles.
Si l’on est très loin de la musique baroque, le titre nous ramène pourtant au XVIe siècle, Bernardino Telesio étant un philosophe de la Renaissance qui naquit et mourut à Cosenza, en Calabre. Adepte du sensualisme, Telesio estimait que la connaissance passait d’abord par l’expérience des sens, l’entendement seul ne pouvant produire la vérité ; son grand œuvre, De rerum natura juxta propria principia, fut mis à l’Index en 1593. Le livret s’inspire à la fois des théories et de la vie du grand homme de Cosenza, la ville étant commanditaire de l’opéra en question. Les morceaux se suivent sans logique dramatique aucune, alternant passages déclamés ou chantés, en italien ou en latin, pour solistes ou pour chœur, sans oublier les danses pour orchestre ou piano seul. L’absence de véritable action scénique rend moins regrettable le choix d’un CD plutôt que d’un DVD pour immortaliser l’événement.
Malgré les prétentions philosophiques du texte, et le recours occasionnel à des procédés d’écriture et de sonorisation rappelant certaines musiques actuelles, le résultat n’en est pas moins une sorte de grande soupe New Age : beaucoup de piano et de bidouillage électronique, une orchestration sans intérêt, des chœurs « planants »… Quelques passages lorgnent vers la musique répétitive façon Michael Nyman, au point qu’on se croit parfois dans un film de Peter Greenaway. Battiato a aussi laissé traîner ses oreilles du côté des gamelans balinais, impression sans doute renforcée sur scène par la chorégraphie asiatique confiée à Sen Hea Ha. Paolo Lopez est le seul chanteur lyrique présent en soliste dans cette œuvre hybride. On a pu admirer ses qualités vocales et expressives dans le Teuzzone de Vivaldi, en concert comme au disque. Ce n’est pas ici sa virtuosité qui est exploitée, car on ne lui demande guère de faire autre chose que de pousser la chansonnette sur une tessiture très réduite, mais sa voix se superpose agréablement à celles, disciplinées, du London Baroque Choir, ou frôle en duo celle, sonorisée, de Divna Ljubojevic.
La note sévère mise à cet enregistrement ne vise donc pas le soin extrême avec lequel ce disque a été réalisé, ni les moyens mis en place pour la création de l’œuvre, mais l’indigence de ce Telesio sur un plan strictement musical. Heureux Battiato qui a ses entrées chez les plus grandes maisons de disques, alors que les opéras autrement substantiels d’un Peter Eötvös, à l’exception de Trois Sœurs, attendent toujours d’être commercialisés…