Annoncé avec interview à la clé, l’enregistrement que nous offrent Marina Viotti et Christophe Rousset, à la tête de ses musiciens des Talens lyriques, illustre la prodigieuse carrière d’une des plus grandes cantatrices de tous les temps. Le choix des pièces du programme fut certainement malaisé, car l’abondance de ses créations et de son répertoire est impressionnante. Sœur cadette de la Malibran, toutes deux filles de Manuel Garcia, Pauline Viardot, fut un temps oubliée, reléguée au rang d’auteure d’une méthode de chant devenue démodée. Elle connaît maintenant une fabuleuse redécouverte, à l’image de sa singulière personnalité. Paradoxalement, son œuvre, féconde, dans toutes les langues, que nos artistes explorent enfin, comme sa vie passionnée avaient quelque peu occulté son incroyable carrière lyrique. D’une rare longévité professionnelle, elle créa des dizaines de grands rôles. Dès ses quinze ans, elle brûlait les planches en chantant à Londres Desdémone, de l’Otello de Rossini. Meyerbeer écrivit pour elle le rôle de Fidès (Le Prophète). Elle fut la première Sapho de Gounod. Halévy, lui confia la Rachel de sa Juive (que créa Cornélie Falcon)… L’apogée de sa carrière se situa avec l’Orphée de Gluck – revisité par Berlioz – en 1859. Brahms, Saint-Saëns, Schumann, Fauré, entre autres, écrivirent à son intention.
L’enregistrement, obligatoirement réducteur, réalise un choix éclairé entre les œuvres lyriques qu’illustra la cantatrice et les multiples facettes de l’art de notre soliste. Lauréate du concours de Mâcon 2014 auquel nous avions assisté, nous écrivions alors « Grand mezzo, d’une large tessiture, aux graves puissants et bien timbrés, animée d’un vrai sens dramatique, Marina Viotti, dont c’était la première participation à un concours, remporte les suffrages du jury et obtient le 1er prix ainsi que celui des techniciens et musiciens de l’orchestre. Venue du hard-rock et du trash, c’est une personnalité hors du commun avec laquelle il faudra compter ». L’écoute de l’enregistrement confirmerait si besoin était les qualités exceptionnelles de notre soliste. Aucun des airs ici présentés n’a laissé les grandes mezzos indifférentes, mais, y compris Régine Crespin, dont elle reprend l’héritage, aucune n’a osé une telle variété d’expression, de styles, d’affects.
Quelques mots sur les dix copieux extraits qui nous sont offerts (sans compter les deux ouvertures confiées à l’orchestre seul). Transcrit par Gluck pour Legros, « L’espoir renaît à mon âme », de l’Orphée révisé de Berlioz, surprend, non seulement par le changement de registre, mais surtout par la cadence, où la voix de Marina Viotti s’épanouit pour notre bonheur. La page qui suit est certainement parmi les plus achevées de Bellini. La douceur, l’exaltation qu’apportent notre soliste nous font oublier les réparties de Capellio, de Tebaldo comme le chœur des Capulets. La Marie-Magdeleine de Massenet, que créa Pauline Viardot, est plus rare. La tendresse, l’intériorité de « Ô mes sœurs » nous émeuvent. Servie par un orchestre animé, ductile et coloré, l’inquiétude douce qui se mue en une fièvre impatiente de « Il va venir » (La Juive, d’Halévy), nous ravit. La longueur de souffle, les irisations de la voix fascinent. Les Rossini qui suivent ne sont pas réduits à une démonstration de virtuosité. Même si chacun est familier de « Una voce poco fa », il faut écouter ce qu’en fait notre soliste : l’abattage, les intonations sombres comme les aigus brillants, les variations et cadences sont au service d’une Rosine libre et exemplaire. Fraîcheur et maturité sont servis par une diction idéale. La cavatine de Semiramide, très ornée, fait valoir un cantabile exceptionnel au travers des séquences illustrant son amour pour Arsace. Donizetti confirme l’authentique italianité de notre soliste. Leonore exprime son trouble, son désarroi avec une sincérité émouvante. Page pathétique restituée de façon remarquable. Evidemment, lorsqu’on évoque Les Troyens, il est difficile de ne pas penser à ce que Régine Crespin faisait du récitatif puis de l’air désespéré qui allait conduire Didon à sa fin poignante. Le lyrisme pudique puis la sensibilité tendre et le désespoir sont ici traduits avec une force dramatique qui étreint. Avec vérité, en grande tragédienne, Marina Viotti a pris le relais. Créatrice de Sapho, Pauline Viardot nous vaut d’écouter ce nouvel adieu à la vie de la poétesse. La conduite de la ligne y est remarquable, et l’émotion n’y est pas moindre que dans l’air précédent.
On se souvient que c’est par un spectaculaire « Amour, viens aider ma faiblesse » (de Samson et Dalila) que Marina Viotti avait couronné sa participation au concours qui marquait le début de sa carrière. Il en va de même pour ce récital. Après un récitatif au caractère dramatique accentué, la perfide séductrice use de sa voix fauve, somptueuse, caressante comme résolue pour exprimer son triomphe et son désir de vengeance.
Alors que nombre de jeunes chanteuses se présentent par l’enregistrement dès que l’occasion en est offerte, Marina Viotti aura eu l’intelligence musicale d’attendre. C’est un coup de maître, particulièrement mûri, que ce premier CD dont elle est l’héroïne. Une grande voix. Les Talens lyriques, qui ont élargi leur répertoire de référence depuis plusieurs années, apportent à la lecture de ces œuvres la clarté, les couleurs (*), les dynamiques et – surtout – le style et l’élégance attendus. Un grand bravo à tous nos interprètes.
La plaquette d’accompagnement, bilingue (anglais-français), outre une intéressante notice de Patrick Barbier (qui a signé un remarquable Pauline Viardot, chez Grasset, en 2009, devenu la référence), comporte tous les textes chantés.
(*) les cors, les clarinettes douloureuses de la romance de « La Juive », comme le postlude sont exemplaires, l’orchestre berliozien, comme le rossinien, ne sont pas moins bien servis.