Non, pas plus que le juste du Graduel, Thierry Lancino n’a à craindre une mauvaise réputation : avec ce Requiem il semble bien établi au firmament des meilleurs compositeurs français d’aujourd’hui. Le disque que vient de publier Naxos comble les vœux de ceux qui, ayant assisté à la création de l’œuvre, souhaitaient la voir immortaliser par un enregistrement.
Dies iræ, dies illa, Solvet sæclum in favílla,Teste David cum Sibýlla ! Des trois premiers vers du « Dies irae » est né chez Lancino le désir de faire dialoguer le texte de la liturgie catholique avec des sources empruntées à l’Ancien Testament (David), et même au paganisme (la Sibylle de Cumes). Il s’est donc tourné vers le plus médiatique des spécialistes français de l’antiquité classique, Pascal Quignard, pour concevoir un ambitieux montage de textes qui intègre le poème latin bien connu, souvent réduit aux premiers vers de chaque partie. Naît ainsi un nouveau rituel complexe, admirablement servi par la partition. A travers les cliquetis et tintements de percussions variées, au milieu des âpres morsures des cuivres, en faisant alterner paroxysmes et moments d’apaisement, Thierry Lancino crée ici une œuvre magistrale, où le chœur et les solistes se voient confier des morceaux d’une grande force dramatique, qui laissent imaginer quel compositeur d’opéra il pourrait être (son site personnel annonce parmi ses projets une courte œuvre lyrique d’après la nouvelle « L’immortel » de Borgès).
Remarquée dans plusieurs créations contemporaines à l’Opéra Bastille (Salammbô de Philippe Fénelon, Perelà de Dusapin), Nora Gubisch a le privilège d’interpréter les deux superbes monologues de la Sibylle : tout au long de l’œuvre, avec une véhémence impressionnante mais d’une voix constamment maîtrisée, elle appelle le trépas de ses vœux, tantôt en français, tantôt en grec. Au désir de mort de la Sibylle répond l’aspiration de David à la vie éternelle. Le roi d’Israëlest partagé entre deux interprètes : le simple mortel angoissé est chanté par un ténor, le guerrier plein d’assurance par une basse. Nicolas Courjal, jadis un des membres de la troupe formée à l’Opéra-Comique par Pierre Médecin, est aujourd’hui l’une des jeunes basses françaises qui montent ; ses brèves interventions en solo sont ici toujours frappantes. La diction française de Stuart Skelton laisse parfois à désirer, mais la vaillance de la voix n’est jamais prise au dépourvu dans ce rôle qui requiert un fort ténor (il a à son répertoire les rôles wagnériens et straussiens les plus lourds). Contrairement aux autres solistes, la soprano n’est identifiée à aucun personnage spécifique, elle est simplement « la figure humaine ». Réfugiée dans la musique contemporaine, Heidi Grant Murphy parvient, mieux que dans un répertoire plus traditionnel, à y masquer l’outrage des ans : même si le vibrato très prononcé tourne au hululement dans l’aigu forte, elle livre un « Ingemisco » d’un dépouillement poignant, d’abord a capella, puis soutenue par les violoncelles. Plusieurs passages sont confiés au chœur seul : le Kyrie, l’Offertoire, l’Agnus Dei : c’est l’occasion, pour le Chœur de Radio France de manifester la solidité de ses différents pupitres, dans la douceur comme dans la violence.
Sans renier son passage par l’Ircam, Thierry Lancino réalise depuis quelques années un authentique travail sur la voix et la déclamation, sans demander aux chanteurs d’être constamment dans les extrêmes de leur tessiture et avec un souci d’intelligibilité. Voilà une musique « spirituelle » moderne qui ne cède pas à la facilité d’un certain minimalisme extatique, mais qui part à la recherche de sonorités nouvelles, en rapprochant les timbres et les textures pour un résultat inspiré et inspirant.
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Requiem | Thierry Lancino par Eliahu Inbal