Si la réouverture des salles n’a pas entraîné la ruée vers l’art tant attendue, en revanche, les sorties discographiques abondent et il faut espérer que le public leur réserve un meilleur accueil qu’au spectacle vivant. La pandémie aura eu des effets paradoxaux en la matière. La crise sanitaire a d’abord entraîné son lot d’annulations ainsi que le report de nombreuses publications, puis les confinements successifs ont également incité les artistes, durement touchés, à multiplier les projets alors que des théâtres comme celui de l’Opéra Royal de Versailles se transformaient en studio d’enregistrement. Christina Pluhar, pour sa part, s’est replongée dans l’immense corpus napolitain des XVIIe et XVIIIe siècles avec lequel L’Arpeggiata s’est taillé quelques-uns de ses plus grands succès. Alla Napoletana mêle ainsi des pièces exhumées il y a plus de vingt ans et d’autres issues des manuscrits qu’elle a défrichés à la faveur du lockdown.
La directrice de L’Arpeggiata explique avoir d’abord choisi les chanteurs avec lesquels elle souhaitait travailler pour ensuite sélectionner les œuvres les mieux à même de mettre en valeur à la fois leurs voix, leurs possibilités expressives et leurs qualités théâtrales. « Le grandiose ensemble vocal ainsi constitué, écrit-elle, se compose des voix et des talents les plus divers, il est aussi chatoyant et bigarré que la musique elle-même ». L’auditeur reconnaîtra des habitués, à commencer par Céline Scheen et Valer Sabadus, deux des interprètes du triple album que l’Arpeggiata consacrait à Luigi Rossi voici deux ans. A cette corne d’abondance succède aujourd’hui une autre manne aux trésors, effectivement « bigarrée » et composite, une manière de costume d’Arlequin dont la maladie d’amour serait le fil rouge décliné en camaïeu. Alla Napoletana ose la rupture incessante, le grand écart entre l’ivresse rythmique des tarentelles et les arabesques langoureuses des sommeils, la truculence du théâtre populaire et le pathétisme des lamenti – une étourdissante versatilité, à vrai dire intrinsèquement napolitaine.
Fidèle à son habitude, Christina Pluhar réalise ses propres arrangements : quasi tout le programme y passe, musique traditionnelle ou savante (Caresana, d’India, Falconieri, Giramo, Legrenzi, Provenzale, Rossi, Ziani). Cependant, elle agit en toute transparence, contrairement à certains collègues de musique ancienne qui ont pris la fâcheuse habitude de passer sous silence des licences autrement discutables. De surcroît, Christina Pluhar est une des rares musiciennes, avec Antonio Florio, à avoir longuement pratiqué ce répertoire ; elle l’aborde d’un geste sûr et nourri d’une éloquence raffinée – sans succomber à son goût parfois envahissant pour les digressions décoratives –, à l’instar des forces vives de L’Arpeggiata, compagnons de longue date (le cornettiste Dorion Sherwin) ou plus récents (le luthiste et guitariste Josep Maria Martí Duran). Tout parle, tout chante ici avec un naturel confondant, la formation déroulant sous les voix un écrin aux textures luxuriantes et sensuelles : violons, cornet, violoncelle, gambe, contrebasse, chitarra battente (guitare rustique appelée en français « guitare bateau » ou « à la capucine », indissociable de la tarentelle), guitare baroque, théorbe, archiluth, colascione (luth à long manche utilisé dans l’Italie méridionale), guitare baroque, orgue, clavecin et percussions.
Quelques polyphonies réunissent, avec un égal bonheur, les sept principaux chanteurs invités à prendre part à cette escapade napolitaine, en particulier la cantate La Veglia de Cristoforo Caresana ainsi que l’allègre Pastorale du même auteur. Néanmoins, l’anthologie réunit principalement des pages solistes ou à deux voix, qui permettent aux artistes de montrer leurs moyens et surtout leur personnalité. L’instrument de Valer Sabadus paraît de prime abord tendu et fatigué, mais il subtilise la mélancolie doucereuse de Dormite, o pupille (Pietro Andrea Ziani) au gré d’ornements ravissants qui combleront ses fans. Héroïne du coffret Rossi paru en 2020, Céline Scheen retrouve le contre-ténor dans une cantate attribuée au compositeur romain (Che più far degg’io), mais c’est surtout leur complicité dans le Che vidde più lieto de Giramo qui retient l’attention, charge sarcastique ponctuée de gémissements et de soudaines incursions dans le parlando. Aure voi che sussurate (Candaule, re di Lidia, Ziani) flatte également un soprano charnel et corsé dont les clairs-obscurs restituent parfaitement le climat ambigu. Alessandro Giangrande hérite du titre désopilant qui a inspiré la couverture du double CD, dessinée par le luthiste Vincent Flückinger (il ne joue pas ici) : Lo Guarracino ou l’histoire d’un petit poisson (Lo Guarracino, une castagnole) qui en pince pour les beaux yeux d’une sardine, joueuse de colascione et fiancée … à un thon. La rivalité des mâles déclenchera un combat entre leurs partisans dans la baie de Naples. La verve du ténor y fait merveille et son énergie, apparemment inépuisable, force l’admiration.
A travers ce dessin qui orne donc la pochette, Christina Pluhar a voulu évoquer la tradition, particulièrement vivace dans l’Italie du Sud aux XVIIe et XVIIIe siècles, des cantastorie, ces artistes de rue qui récitaient et chantaient contes et légendes sur la place publique en recourant volontiers à des dessins pour agrémenter leur narration, sur lesquels ils pointaient avec une baguette. Plusieurs compositions très théâtrales trahissent l’influence de la commedia dell’arte qui comprenait elle aussi, faut-il le dire, une indispensable composante visuelle. Et le plus doué des acteurs, la plus suggestive des mises en scène sonore ne peuvent pallier la disparition de l’image. Ainsi, João Fernandes a beau sortir le grand jeu et payer de sa personne dans Il Pazzo (Pietro Antonio Giramo), qui sollicite son falsetto (malaisé) à la manière de Jupiter travesti en Diane dans La Calisto, il peine à maintenir l’intérêt tout au long de ce vaste soliloque d’un fou qui se prend pour sa dulcinée. Par contre, ses graves enveloppants ont la douceur d’une caresse dans la berceuse de Caresana, Dormi o ninno (La Veglia). En concert, Anna-Caterina Antonacci magnétisait son auditoire dans La Pazza de Giramo, mais le charme n’opérait plus au disque (Era la notte). Par contre, Lucia Mancini nous livre un grand moment de théâtre burlesque, plus spontané et gouailleur que celui de Roberta Invernizzi avec Florio, inventif et délicieusement sophistiqué. Impossible de choisir, mais abondance de biens ne nuit pas.
Le Temps semble n’avoir aucune prise sur l’organe de Vincenzo Capezzuto, doté d’un timbre immarcescible et au-delà des genres et des âges, à l’image de celui d’un Chet Baker. Ses inflexions ont l’impalpable délicatesse des ailes d’un papillon et sa sensibilité à fleur de lèvres nous donne la chair de poule dès sa première échappée en solitaire (Dicitencello Vuje de Rodolfo Falvo, à faire pleurer les pierres). Il s’approprie tout ce qu’il chante avec une sincérité et une justesse incroyables – le mot de la fin ne pouvait que lui revenir, infiniment suave dans le lamento funèbre Fenesta che luciva, un de ces chefs-d’œuvre anonymes qui traversent les siècles pour nous étreindre comme ils ont dû étreindre leurs premiers auditeurs. Moins gâté que ses partenaires, Zachary Wilder enrichit surtout les ensembles de ses couleurs franches et personnelles. Son ténor robuste et brillant forme un alliage idéal avec le métal fuligineux de João Fernandes, la paire empoignant avec une belle vigueur la chaconne de Falconieri O vezzosetta. Probablement invité à la dernière minute, Bruno de Sà ne se joint pas aux autres, mais se glisse voluptueusement dans la peau d’une guerrière lasse qui aspire au repos (Con cent’occhi de Legrenzi) avant de dénoncer les pièges tendus par les sirènes (Sfere, fermate de D’India) – clin d’oeil (in)volontaire à la Petite Sirène d’Andersen qu’il incarnait à Bâle. Deux apparitions furtives, mais illuminées par la grâce de son soprano ailé et frémissant.
A défaut de pouvoir déposer sous le sapin de vos amis une de ces fabuleuses crèches dont les Napolitains raffolent, n’hésitez pas à leur offrir Alla Napoletana : vous pourriez faire des heureux, et pas seulement parmi les inconditionnels de L’Arpeggiata.