Au fond du temple saint rossinien, parée de fleurs et d’or, la voix de ténor. Andrea Nozzari (1775-1832) et Giovanni David (1790-1864) en ont dicté la grammaire. Au premier, baritenore, la couleur sombre et l’héroïsme tandis que le second, contraltino, s’épanouissait au sommet de la portée en un feu d’artifice de vocalises. Une même tessiture, deux vocalités d’une exigence inouïe. Tels sont les ingrédients masculins avec lesquels Gioachino Rossini dès son arrivée à Naples en 1815 concocte certains de ses meilleurs opéras avant de partir à la conquête du monde.
Cette syntaxe, longtemps oubliée et ressuscitée dans les années 1970 par ce qu’on a appelé la Rossini Renaissance puis par le Festival de Pesaro à partir de 1980, nous est à présent familière. Lawrence Brownlee et Michael Spyres, réunis dans cet album que l’on suppose consécutif au concert triomphal d’Amsterdam en 2018, nous en rappellent les règles. Mais évaluer leur entreprise sur ce seul critère historique serait en réduire l’intérêt, d’autant que l’approche peut être sujette à caution. Si la filiation entre Spyres et Nozzari est incontestable – il suffit de se remémorer l‘hommage rendu par le cadet à son aîné lors d’un éphémère festival de belcanto à Florence en 2016 –, l’analogie entre Brownlee et David semble plus discutable, non pour des questions d’agilité mais de brillant et de légèreté. Foin de philologie ! Plus qu’un exposé théorique, c’est à une sensationnelle démonstration de chant que les deux ténors nous convient, doublée d’une formidable rencontre artistique.
En douterait-on que le programme se chargerait de nous détromper dès le premier numéro, le duo du Barbier de Séville qui, pour le coup, ne fut écrit ni pour Andrea Nozzari, ni pour Giovanni David mais pour Luigi Zamboni, un véritable baryton, et Manuel Garcia, le père de la Malibran, dont Javier Camarena en 2018 ravivait la mémoire à travers l’excellent Contrabandista. Nos deux compères offrent de ce duo une version apocryphe, de celles que l’on ose comme une plaisanterie en bis dans un récital. Malicieux, le clin d’œil est d’autant plus amusant qu’exception faite de deux timbres insuffisamment différenciés, il est exécuté selon les codes d’un art déjà jubilatoire.
Le ton est donné ; la curiosité est piquée ; l’intérêt ne faiblira pas. Au contraire, il ira crescendo – c’est bien le moins s’agissant de Rossini –, sans cesse attisé par des choix qui semblent vouloir bousculer l’auditeur : Brownlee en Néoclès dans Le Siège de Corinthe, quand le jeune officier grec était interprété par Spyres à Bad Wildbad en 2010 (un enregistrement live en témoigne chez Naxos). Spyres au lieu de Brownlee dans les griffes d’Armida alors que ce dernier était Rinaldo en 2010 sur la scène du Met lors de la création in loco de l’opéra. La confusion des rôles, non dépourvue de risques, est surmontée tant l’approche des deux ténors diffèrent.
Alors, amis ou rivaux ? Amis dans la connaissance de ce répertoire et dans la maîtrise des effets avec la même volonté d’oser, de proposer des variations inattendues, de repousser les limites de la portée, vers le haut, vers le bas, dans tous les sens, en une saine émulation, forts d’une énergie intarissable qui circule d’un numéro à l’autre tout au long de l’enregistrement et culmine dans un trio d’Armida orgiaque. Rivaux ? Non mais dissemblables et à ce titre complémentaires. La discipline technique de Brownlee, sa rigueur musicale, offre un cadre à la témérité de Spyres, à son goût du risque incontrôlable et parfois incontrôlé – auquel on doit cependant cette poussée d’adrénaline qui est au lyricomane ce que le shoot est au toxicomane. A l’inverse, ce tempérament fougueux stimule le chant de Brownlee qui, sans renoncer au tracé scrupuleux de la ligne, n’a jamais paru aussi libéré – en témoigne le grand air de Néoclès « Grand Dieu, faut-il qu’un peuple… ».
Bref, amateurs de sensation extrêmes ne pas s’abstenir, d’autant que Corrado Rovaris maintient l’orchestre à son point d’ébullition et que les deux ténors sont épaulés par deux jeunes lauréats d’Operalia, Tara Erraught et Xabier Anduaga, dont le rôle ne se limite pas à donner la réplique. La mezzo-soprano irlandaise est l’indispensable contrepoint aux trios du Siège de Corinthe, d’Otello et La donna del lago – ce dernier à écouter ceinture de sécurité attachée tant les contre-ut estomaquent. Outre le 3e larron dans Armida, le ténor basque est un Ernesto bienveillant dans Ricciardo e Zoraide – rôle qu’il interprétait en 2018 à Pesaro –, et plus encore un Iago percutant face à l’Otello sauvage de Spyres dans le duo « non m’inganno al mio rivale » – qui aurait inspiré à Verdi le « Si vendetta » de Rigoletto.
Un mot encore pour mentionner « Deh! Scusa i trasporti », le duo entre Norfolk et Leiceister dans Elisabetta, regina d’Inghilterra, le premier des neuf opéras seria napolitain de Rossini. Dialogue à couteaux tirés, apartés décalés puis superposés où le fourbe – la voix la plus aigüe – n’est pas celui qu’on croit, fioritures débitées à la mitraillette : les deux ténors se renvoient la balle en une compétition de chant orné sans vainqueur, ni vaincu, impossibles à départager, contraignant l’auditeur, promu arbitre, au seul verdict acceptable : que rien ne les sépare ! (non rien !).