A 33 ans seulement, Anita Rachvelishvili règne déjà sur les plus grandes scènes. Il ne manquait qu’un premier album à sa jeune couronne et c’est aujourd’hui chose faite, avec brio de surcroît.
Au temps du règne de l’image (et le monde lyrique n’est pas épargné), on remarque d’emblée sur la pochette le travail de la photographie : la diva pose, hiératique, à l’instar d’une reine venue d’une contrée lointaine, sorte de Circé au regard profond, insaisissable, ou de Tamar, cette souveraine géorgienne dont le pouvoir était tel qu’on lui conféra le titre de roi (les défenseurs de l’écriture inclusive s’insurgeront). L’artiste apparaît ici comme une femme forte, puissante en somme. Est-ce la raison pour laquelle l’album s’ouvre sur la séguidille de Carmen, dont le personnage éponyme est le parangon de l’héroïne libre et fière ? Anita Rachvelishvili connaît bien le rôle – elle l’a interprété plus de 300 fois – et la partition n’a plus de secret pour elle. Magnifiée par sa voix de velours zinzolin, homogène sur toute la tessiture, la musique de Bizet peut déployer tous ses sortilèges. De même dans la Habanera, le mezzo, chaud et rond au vibrato maîtrisé, dépeint à merveille la cigarière séductrice et voluptueuse.
Dans Don Carlo, Anita Rachvelishvili fait montre d’agilité dans la Chanson du voile et de vaillance dans « O don fatale », entraînée par les tempi endiablés de Giacomo Sagripanti (le si bémol final en pâtit quelque peu). Maudissant sa beauté avec force conviction, – les « ti maledico » sont livrés sans retenue aucune – Eboli sait aussi se faire douce dans le repentir. De Verdi toujours, on appréciera une Azucena tout en relief, poitrinant à merveille et alternant piani et forte puissants. Voilà une gitane horrifiée et horrifique que l’on veut bien croire lorsqu’elle dit sentir ses cheveux se hérisser sur son crâne (« sul capo mio le chiome sento drizzarsi ancor »). Ce n’est pas un hasard si Anita Rachvelishvili triomphait dans le rôle au Met il y a moins d’un mois encore.
Dans l’air des lettres de Werther, élégiaque au début, plus vivant ensuite, on regrette une diction un peu approximative, tout comme dans l’air de Sapho. Peut-être les voyelles sont-elles trop ouvertes ou plutôt toutes ouvertes, rendant alors la compréhension du texte quelque peu difficile ? Les intentions sont cependant toujours justes et la beauté du son indéniable, tout comme dans les airs de Dalila où – expérience de la scène aidant ? – le français semble mieux maîtrisé.
Egaré parmi ces « tubes », un joyau inconnu : la cavatine du roi Tamar – éminente souveraine du XIIe siècle – tirée de l’opéra La Légende de Chota Roustavéli, composé en 1919 par le compositeur géorgien Dimitri Arakishvili. C’est l’occasion pour la chanteuse de s’exprimer dans sa langue maternelle sur un texte magnifique mettant en abyme l’extrait d’un poème écrit par Chota Roustavéli, considéré comme le chef-d’œuvre de la littérature géorgienne.
La réussite de chacun des airs interprétés tient aussi à l’excellence de la direction de Giacomo Sagripanti, dans le répertoire français comme italien. La lecture, tantôt fougueuse et dynamique, tantôt subtile et délicate, laisse présager un avenir brillant à ce jeune chef. L’Orchestra Sinfonica della Rai offre une palette de couleurs chamarrées, idéales pour mettre en valeur l’exceptionnelle voix de la mezzo géorgienne qui confirme avec ce disque qu’elle a déjà tout d’une grande.