Depuis Alfred Deller, des générations de contre-ténors et non des moindres se sont succédé dans les cantates de Bach pour alto : Paul Esswood, James Bowman, René Jacobs, Andreas Scholl, Damien Guillon, etc. Philippe Jaroussky n’a guère fréquenté la musique du Cantor et semble assez démuni pour relever ce défi. A sa décharge, il faut admettre qu’il se retrouve bien seul, l’absence d’un véritable chef à la tête du Freiburger Barockorchester ne s’étant peut-être jamais fait aussi cruellement ressentir. Au-delà de partis pris techniques absurdes reléguant l’orchestre dans une nébuleuse sonore en surexposant la voix, nous sommes frappés dès l’aria liminaire de Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust (BWV 170) par la morne indolence de l’accompagnement qui, au fil de l’œuvre, trahit un manque flagrant de ligne directrice et de vision artistique.
Bien que Philippe Jaroussky n’ait jamais été un alto, ni par la couleur de son timbre, ni par sa tessiture, celle de Ich habe genug (BWV 82), pourtant plus grave, se révèle moins problématique que nous l’appréhendions car le chanteur semble aujourd’hui mieux gérer les changements de registre, parvenant ainsi à assumer les longues tenues de « Schlummert ein, ihr matten Augen », cette apaisante aria dans laquelle Gilles Cantagrel voit une berceuse mystique, alors que la substance, le souffle et la dynamique se dérobent dans la vigoureuse peinture des cœurs emplis de haine (« Wie jammern mich doch die verkehrten Herzen ») de la BWV 170. De manière générale, ce n’est pas seulement l’énergie des consonnes, mais celle de la déclamation qui, trop souvent, fait défaut dans ces pages exigeantes. En outre, quelques intentions justes (BWV 82), mais isolées, ne suffisent pas à structurer le discours ni encore moins à forger une interprétation. Nous en resterons aux versions autrement abouties d’Andreas Scholl ou de Damien Guillon, non sans guetter la sortie de l’enregistrement de Iestyn Davies qui doit paraître incessamment chez Hyperion (BWV 54, 82 & 170).
Prompts à se frotter à Bach, les contre-ténors sont, en revanche, nettement moins nombreux à s’intéresser à l’abondant corpus de cantates solistes de Telemann. Nous l’imaginions s’emparer, à la suite de René Jacobs et de Carlos Mena, de Ach, Herr, strafe mich nich, fresque somptueuse et aux épisodes vivement contrastés, mais Philippe Jaroussky a jeté son dévolu sur deux cantates de la Passion originellement écrites pour basse, pratiquant une transposition qui était monnaie courante à l’époque, précise Simon Heighes dans le texte de présentation. L’écriture plus mélodique, mais aussi plus théâtrale de Telemann convient manifestement mieux au musicien que celle de Bach. Die stille Nacht s’ouvre sur un accompagnato puissamment expressif auquel il imprime un élan irrésistible – avec cette fois le soutien d’instrumentistes pleinement concernés – avant de faire sienne l’affliction du Christ au mont des Oliviers. Jesus liegt in letzten Zügen retrace le parcours émotionnel du fidèle face à son martyre, de la compassion douloureuse au regain d’espoir à l’idée de la vie éternelle en passant par un attendrissement fusionnel où il brûle du désir de partager ses souffrances et de s’étendre à ses côtés, Philippe Jaroussky dispensant à nouveau cette lumière d’une ineffable douceur et renouant avec cette sensibilité frémissante qui nous fait, aujourd’hui, comme hier, chavirer.