Enfin ! C’est ce que se dirent beaucoup de mélomanes quand parut l’album Vivaldi de Cecilia Bartoli, il y a vingt ans aujourd’hui. Car alors l’Italie baroque, ses fastes, son vocabulaire fondé sur l’aria da capo et une virtuosité exaltée par des voix passées dans la légende : tout cela n’était qu’entrevu, rêvé, suggéré par des documents rares et imparfaits. C’est alors que Cecilia Bartoli, vedette de Decca adulée dans Mozart et Rossini, grava un album intégralement consacré à l’opéra vivaldien. Une grande voix italienne, épaulée par un ensemble d’instruments anciens italien dirigé par un chef italien : le résultat était littéralement inouï.
Decca se devait de célébrer ce disque historique. Après trente ans de carrière, Cecilia Bartoli n’a plus rien à prouver. Son programme rassemble bon nombre d’airs désormais érigés en favoris d’un répertoire vivaldien aujourd’hui bien défriché : aucun doute sur la qualité musicale de l’ensemble, contrairement aux découvertes parfois inégales auxquelles la diva a pu nous convier dans certains projets. L’album est bref et compte moins d’airs de bravoure, de notes extrêmes et de coloratures délirantes qu’il y a vingt ans. Bartoli a-t-elle fait sienne la remarque de l’empereur Charles VI à Farinelli : « vous êtes trop prodigue des dons que la nature vous a accordés ; si vous voulez toucher les cœurs, vous devez emprunter une voie plus unie et plus simple » ?
Pas de surenchère donc, même si la mezzo ne fait qu’une bouchée des traits pressés d’Astolfo, des gazouillements de Silvia ou de l’air de Lucio, dont la virtuosité trompetante convient à sa vocalisation martelée. Cecila Bartoli vient rappeler que cette musique est avant tout affaire d’éloquence. « Se lento ancora un fulmine » est d’emblée superbe de caractère, avec des aigus blêmes de fureur. Le meilleur vient ensuite des airs cantabile : palette inépuisable, poétique des phrasés naissant naturellement du texte, sculpture minutieuse du souffle… une grande leçon de belcanto et d’expression.
Jean-Christophe Spinosi a sa part dans la réussite. On pouvait craindre certaines outrances de sa baguette, entre prestissimo informe et scansion brutale, plus Jackson Pollock que Francesco Guardi. Si cette manière transparaît encore dans l’aria liminaire, le chef fait globalement preuve d’un équilibre et d’un raffinement remarquables. On souhaiterait parfois plus de densité, mais l’Ensemble Matheus n’a jamais visé l’opulence. Seul relatif bémol, le pétulant « Solo quella gancia » sonne bien maigre, et déparé par des aigus en tête d’épingle. Mais il est vite effacé par les vapeurs mélancoliques de « Sovvente il sole », qui semblent convoquer la Venise de Turner. Encore une référence picturale ? C’est que le chef français semble diriger en synesthète, d’ailleurs plus attentif aux textures et à la lumière qu’aux coloris.
Ce sens des nuances résonne avec l’art de la Bartoli pour créer des moments d’anthologie. À près de dix minutes, « Sol da te » en compte deux de plus que dans l’intégrale gravée par le même Spinosi. Et l’air tient : une flûte entêtante répand l’étrange enchantement dont Ruggiero est saisi après avoir bu le philtre d’Alcina. Extrait d’Ottone in villa, « Leggi almeno » fendrait les pierres. Une fois de plus, la diva italienne touche au sublime dans cet air créé par le castrat… Bartolomeo Bartoli. Désormais fameux, « Vedrò con mio diletto » se pose ici en référence, porté par des mouvances orchestrales qui progressent de manière saisissante. Du poignant « Se mai senti spirarti sul volto » emprunté au Sesto de Metastasio, Vivaldi fait une délicate peinture amoureuse à base de pizzicato, frottements sensuels, volutes et soupirs festonnés. Évoquer ainsi la poésie du souffle, c’est forcément célébrer l’opéra baroque. Ce clin d’œil conclut le disque, nouveau diamant à la couronne de la Bartoli.