Reynaldo Hahn et André Messager dirigeaient alors l’orchestre du casino de Cannes. Les folles années marquèrent la Riviera, où aimaient séjourner non seulement le Tout-Paris, mais aussi l’intelligentsia cosmopolite. L’insouciance, la bonne humeur, le charme, la légèreté et l’entrain, voire le dévergondage étaient de mise, conditions idéales pour que s’y épanouisse l’opérette
Ce répertoire, trop souvent boudé par les puristes et les rabat-joie, n’a pas été défendu à sa juste valeur par le monde lyrique, sauf exception, ni par l’enregistrement. Des versions « actualisées » ont souvent été substituées aux orchestrations originales, au profit de couleurs jazziques faisant la part belle aux batteurs et aux cuivres. Or, comme le rappelle opportunément Benjamin Levy, les formations qui avaient cours dans les années vingt étaient encore proches de celles du XIXe siècle. Parfois désuètes, au parfum suranné, souvent délicieux, ces musiques ont conservé toutes leurs séductions, quel qu’en soit le caractère. Destinés à devenir chansons à succès, les airs ponctuent l’action de ce qui relève de la comédie de boulevard. Les intrigues, éventuellement loufoques, sont émaillées d’allusions parfois grivoises, de calembours, de jeux de mots. Sans conteste, Albert Willemetz est le principal artisan de la réussite de ce genre si spécifique, où l’opérette se mue en comédie musicale française. Certes, il n’est pas le seul pourvoyeur de livrets, ou de lyrics (on compte aussi Sacha Guitry, pour Reynaldo Hahn, et quelques autres), mais c’est bien à lui que l’on doit cet esprit et cette veine, fertile de 1920 jusqu’à l’invasion allemande. L’action est leste, rondement menée : les comédiens du music-hall se sont alors substitués aux chanteurs, pour des airs typés, aisés à chanter et à mémoriser. A l’incontournable valse s’ajoutent, avec discrétion, quelques rythmes jazzy et latino-américains, essentiels à la dynamique de l’ouvrage. Nombre d’entre eux seront suivis d’une adaptation cinématographique.
Les expressions sont renouvelées au fil des numéros, stylistiquement déjà, entre l’élégance naturelle d’un André Messager ou d’un Reynaldo Hahn et la verve débridée de Maurice Yvain comme de Raoul Moretti. Les pièces pour solistes alternent avec les ensembles et les ouvertures orchestrales. Avec pas moins de 14 ouvrages signés par cinq figures essentielles de ces années 1921 à 34, voilà une sorte d’anthologie appelée à faire date. En effet, le choix des chanteurs, tous habiles comédiens, a été des plus judicieux : Laurent Naouri excelle dans Gosse de riches (Maurice Yvain), trouve les accents du music-hall pour Trois jeunes filles nues (Raoul Moretti) et se montre irrésistible dans le duo « Sous les palétuviers » (Toi, c’est moi, de Moïse Simons). C’est avec Patricia Petibon qu’il partage son bonheur à jouer. Celle-ci est plus séduisante que jamais, encore que son abattage, ses intonations caressantes dans les couplets de Phi-Phi (d’Henri Christiné) sont un égal moment de bonheur. Amel Brahim-Djelloul se taille la part du lion, avec les couplets du délicieux Passionnément (d’André Messager), le duo de Ciboulette (Reynaldo Hahn) et nombre d’ensembles, où la ductilité et la fraîcheur de sa voix font merveille. Marion Tassou complète cette belle brochette de sopranes lorsqu’elle nous confie « Comme j’aimerais mon mari s’il était mon amant » (de Pas sur la bouche, de Maurice Yvain), après sa participation à deux trios et au septuor, dont on reparlera. De la mezzo Pauline Sabatier on retiendra particulièrement « Vagabonde », puis la conga de Toi, c’est moi (Moïse Simons). Des autres hommes, signalons Guillaume Andrieux, excellent en contrôleur de PLM (Henri Christiné). Les ténors Rémy Mathieu et Philippe Talbot n’apparaissent que dans les ensembles, aboutis et réjouissants. Il faut mentionner l’extraordinaire septuor « Sur le quai Malaquais » (Pas sur la bouche), prouesse d’écriture et de réalisation. Opportunément de brefs passages parlés ou dialogués, intimement liés aux airs, sont restitués et confirment les talents de comédien de chacun.
Si, à travers quatre extraits, l’enregistrement donne envie de découvrir Moïse Simons, compositeur cubain alors installé à Paris, dont n’avait survécu que le duo comique « Sous les palétuviers », c’est encore André Messager et Reynaldo Hahn qui nous valent les pages les plus achevées, les plus raffinées, où l’émotion est sincère, servies ici avec un art consommé.
L’Orchestre national de Cannes, que conduit Benjamin Levy, trouve les couleurs et la souplesse pour les effluves citronnées, capiteuses comme délicates et recherchées, de ces petits bijoux
Un moment pétillant, de bonne humeur, d’évasion, que Parisiens et Cannois pourront bientôt revivre (*).
La notice d’accompagnement comporte une introduction de Benjamin Levy, la présentation d’un spécialiste, Benoît Duteurtre, et l’intégralité des textes.
(*) l’essentiel du programme sera offert au Châtelet le 8 octobre, puis à Cannes, le 3 janvier, au Palais des Festivals, pour le concert du Nouvel-An.