Cela fait plus d’une dizaine d’années que la mezzo-soprano Giuseppina Bridelli se fraie un chemin petit à petit dans le monde lyrique, surtout dans les répertoires des XVIIe et XVIIIe siècles. Certains se rappelleront en particulier son Aristeo dans L’Orfeo de Rossi de Pichon. Pour ce qui semble être son premier disque en solo, la chanteuse a opté pour un programme qui fait la part belle à Porpora, confronté à trois airs de Haendel à la suite de ballet d’Alcina, sur fond de concurrence économique et artistique entre les deux compositeurs dans le Londres des années 1730. Bien que la mezzo-soprano pose en duelliste, un texte pertinent signé Stefano Aresi remet à plat le mythe d’une féroce rivalité construit par certains musicographes (et dans le film Farinelli, fantaisiste à bien des égards). Dans la fin des années 1720, la muse de Haendel était attentive aux succès continentaux de Vinci, Hasse, Leo ou encore Porpora, tandis que ce dernier tenta de plier son talent aux attentes particulières du public londonien entre 1733 et 1737, comme il avait su le faire à Vienne pour un empereur au goût conservateur. Le programme n’illustre que partiellement ces vastes considérations esthétiques, et il faut surtout le prendre comme la carte de visite d’une jeune artiste.
Native de Plaisance (Émilie-Romagne), Giuseppina Bridelli livre un premier récital personnel et séduisant. Pourtant, dans l’armada de jolies mezzos coloratures, difficile de trouver sa place ! Bridelli a pour cela deux atouts en poche : le naturel et l’italianité. D’ailleurs, plus que dans les raretés, c’est dans les pages les plus connues que Bridelli retient le plus l’attention, ce qui est en soi une belle réussite. Dès « Sta nell’ircana », l’oreille est captée par un chant galbé, à l’élan naturel et aux vocalises fluides. Quel plaisir, aussi, d’entendre un italien aussi bien rendu et coloré ! Jeunesse, fraîcheur et spontanéité font aussi le prix de son Ariodante, dont le « Scherza infida » a quelque chose de la blessure adolescente. La fameuse scène du poison de Tolomeo est bellement vécue et nuancée, dès le récitatif. Trouvant un juste équilibre entre déclamation et chant, l’Italienne a pour elle un superbe médium, chaud et fruité, couronné par un aigu aisé. L’intérêt est également soutenu par des variations personnelles et de bon goût, avec un trille correct – le beau da capo d’Ariodante provient d’un manuscrit du XVIIIe. En revanche, le grave est assez discret : dès la bravoure de Ruggiero, on s’inquiète pour les airs pour contralto à suivre. Mais le superbe « Nume che reggi ‘l mar » écrit pour Senesino lève en partie les inquiétudes, car la mezzo a suffisamment de densité et d’alanguissement pour rendre l’élégance mélancolique de Porpora.
Les quelques réserves ne tiennent pas tant aux interprètes qu’au programme, dont les raretés n’inspirent pas toutes, avouons-le, un enthousiasme particulier. Dans David e Bersabea, la sensualité et la force dramatique du récitatif accompagné s’éteignent dans l’air qui suit : on comprend que cette approche de l’oratorio n’ait pas convaincu les Londoniens. Composée après le séjour britannique, la cantate Calcante e Achille, déjà ressuscitée par Maria Grazia Schiavo, tire une partie de son matériau d’un opéra conçu pour Londres. L’air vindicatif d’Achille a de beaux moments et des motifs qui s’inscrivent dans la mémoire, mais se perd un peu en coloratures qui tendent à phagocyter le texte. Bridelli y vocalise sans faillir, en offrant des aigus épanouis, et s’efforce de mettre en valeur ce qui peut l’être. Plus subtil, l’air de Calipso dans Polifemo rappelle que Porpora n’est pas le chantre d’un virtuosisme futile dépeint par les chroniques en mal d’antagonisme à opposer au génie haendelien. Le rapport entre texte et musique fait tout le sel de cette page qui évoque la joie après une attente nerveuse, où des traits fébriles contrastent avec des sinuosités au dessin typique du Napolitain ; les interprètes auraient gagné à en souligner encore les contrastes. Le délicat « Alza al soglio i guardi » de Mitridate est servi hors contexte juste après les Songes funestes d’Alcina, ce qui lui retire beaucoup d’impact. Bon choix enfin que le péremptoire allegro écrit pour l’alto Anna Bagnolesi (Poro, 1731) pour clore le disque, malgré un grave dont la légèreté se fait ici un peu sentir. Cela dit, il y avait bien assez de place pour graver un air de plus…
Prestation pleine d’allant et mesurée du Concert de l’Hostel Dieu dirigé par Franck-Emmanuel Comte. Maintes fois entendu, « Sta nell’ircana » séduit d’emblée, et Porpora trouve sa juste respiration, avec ses nuances et ses ondoiements caractéristiques. L’ouverture de Polifemo, qui reprend les codes imposés par Haendel à Londres, complète les nombreux autres extraits de l’œuvre aujourd’hui disponibles et met en appétit pour le concert prévu au prochain Festival de Pentecôte de Salzbourg. Malgré les relatives baisses d’intérêt, ce disque laisse donc une agréable impression : on est curieux de retrouver Bridelli et ses accompagnateurs dans d’autres projets. L’Italienne vient notamment de participer à La Doriclea de Stradella.