C’est un sans faute pour la parution de cette nouvelle intégrale du seul et unique livre d’orgue de Nicolas de Grigny, organiste de génie, mort à 31 ans en 1703, agrémenté de quelques motets de son maître Nicolas Lebègue. Saluons d’abord l’intérêt de cette composition qui choisit de placer, après la Messe de Grigny, les hymnes et les motets de Grigny et de Lebègue entrecroisés. Chacun pourra essayer de déceler avec fascination les subtiles différences, influences ou interactions entre l’œuvre de l’élève et du professeur. Cette juxtaposition ancre l’opus dans la thématique de la transmission et du passage du temps qui en est le leitmotiv, mis en exergue par le titre (Ecrire le temps).
Comme indiqué dans le livret, Grigny plus que tout autre parmi ses contemporains s’était particulièrement attaché à mettre au jour le rapport de la musique au temps, à la fois par ses jeux de dilatation via de lisses déroulements de notes mais aussi de juxtaposition de différentes temporalités par la concurrence entre ce qui se joue à la pédale et ce que se joue sur le clavier. Soit dit au passage, la somptueuse pochette et le livret filent la thématique avec en leur cœur une représentation de la fascinante lune de l’horloge astronomique de la cathédrale de Reims où officiait Grigny.
Ce cadre poétique étant posé, que de dire de la performance musicale délivrée. Nicolas Bucher affiche sa totale maîtrise de l’œuvre, de ses contraintes (explicitant notamment dans le livret son choix d’instrument) et restitue avec une précision chirurgicale toutes les nuances propres aux styles de Grigny et Lebègue. Il se spécialise dans le grand écart lorsque son plein-jeu déploie toute l’amplitude qu’il faut et qu’en même temps les jeux de détails paraissent si ciselés. Mais surtout, il restitue avec tant de virtuosité toutes les modulations de registre que comporte la musique de Grigny, tantôt lyrique, tantôt tragique, procurant toutes les émotions escomptées par l’auditeur.
Dirigé par Dominique Vellard, l’ensemble Gilles Binchois excelle de son côté dans un plain-chant parfaitement maîtrisé : sa composition (quatre barytons et basses) et le talent que déploient Emmanuel Vistorky, David Witczak, Cyril Costanzo et Sébastien Brohier pour faire groupe permet à la fois de procurer toute la sérénité d’une messe et toute la profondeur de la poésie des hymnes. La conduite vocale et les ornementations ont été finement mûries et cela transparait dans tout l’opus.
Enfin, Marion Tassou et Vincent Lièvre-Picard complètent avec brio le succès, la sensibilité et le talent technique qui infusent cet enregistrement incroyable. La douceur de la voix de Marion Tassou se prête parfaitement à l’esprit de l’œuvre, et ses lentes vocalises sont une réussite qui nous donne envie de l’entendre dans Purcell ou Haendel. Vincent Lièvre-Picard offre une performance toute de pureté et de noblesse et maîtrise la technique de chant d’église à la perfection. On aurait peut-être apprécié encore davantage de motets de Lebègue mais comment bouder son plaisir face à un enregistrement qui fait déjà date !