En 1994, Gérard Corbiau livrait son film musical Farinelli, avec la complicité de Christophe Rousset pour la bande-son. On se rappelle qu’il avait alors été fait appel à l’Ircam pour mixer la voix du contre-ténor Derek Lee Ragin avec celle de la soprano colorature Ewa Małas-Godlewska, dans l’intention de créer un résultat surhumain. Vingt ans après, Christophe Rousset se dispense de tout bidouillage électronique et rend hommage à l’illustre castrat en se contentant d’une seule artiste : l’immense Ann Hallenberg, à qui l’on doit tant de grands moments, sur scène ou au concert, notamment dans les opéras haendéliens. Du Haendel, il y en a ici, mais le livret d’accompagnement prend bien soin de préciser qu’ils « ont été joués en bis du concert lors du Festival de Bergen. Présentés sur cet album pour le plaisir de nos auditeurs. Ils n’appartenaient pas à proprement parler au répertoire du castrat Farinelli ».
Déjà en 1994, « Lascia ch’io pianga » figurait dans le film de Corbiau, en tant que tube incontournable bien que n’ayant jamais été chanté par Farinelli. Si l’on se réfère à la bande-son dudit long métrage, on retrouve plusieurs des titres réunis dans le live publié aujourd’hui par Aparté : « Son qual nave ch’agitata », de Riccardo Broschi, le frère du chanteur, ouvre le récital comme il ouvrait le disque lié au film, et « Ombra fedele anch’io » était également de la fête. De Porpora, on retrouve presque inévitablement « Alto Giove ». Pour le reste, le programme est sensiblement différent, avec des compositeurs dont la redécouverte a beaucoup progressé au cours des deux dernières décennies : Leonardo Leo et Geminiano Giacomelli.
Après s’être attaquée à Marchesi en 2015, la mezzo suédoise passe donc au plus célèbre des castrats. Impression trompeuse que pourrait donner la parution fort tardive du présent disque, puisqu’en réalité, l’hommage à Farinelli est bien antérieur, ayant été enregistré en 2011 au cours d’une tournée qui parcourut plusieurs villes d’Europe.
Sans le cirque médiatique qui entoure mesdames Bartoli ou DiDonato, Ann Hallenberg n’en est pas moins une des meilleures interprètes actuelles de ce répertoire. Par la pureté de son timbre, par sa virtuosité, se voix se coule dans ces pages sans la moindre difficulté apparente, au point que l’on pourrait presque le lui reprocher. Constamment maîtresse d’elle-même et de ses inépuisables réserves de souffle, l’artiste ne donne à aucun moment dans la frénésie survoltée. Même sans image pour accompagner le son, on peut être certain qu’elle n’a besoin ni de grimaces ni de gesticulations pour interpréter cette musique. Christophe Rousset la suit dans ce refus de toute théâtralité superficielle et, à la tête des Talens lyriques, il refuse toute agitation brouillonne et opte pour une totale sobriété. Les tempos sont toujours raisonnables et refusent « l’inchantable ». Cette sérénité va tellement à l’encontre des pratiques répandues qu’elle déconcerte un peu, sauf dans une page magnifique comme « Alto Giove ». Tout reproche de placidité sera néanmoins évité avec une deuxième partie où transparaît chez la chanteuse un enthousiasme plus palpable, qui n’est peut-être pas sans lien avec la qualité de la musique qu’elle a à interpréter. Et ce n’est pas seulement grâce à Haendel : les deux airs de Leo annonçaient déjà un frémissement, et l’ultime page du disque, due à Porpora, livre le feu d’artifice espéré, avec non seulement les vocalises insensées qu’on pouvait attendre, mais aussi un surcroît d’expressivité bienvenu. On est presque frustré de ne pas entendre la salve d’applaudissements qui dut conclure ce concert.
Un petit cadeau s’ajoute à ce disque : un florilège réunissant « quelques-uns des plus beaux moments discographiques » de la production des Talens Lyriques, pour fêter leur quart-de-siècle. Outre Christophe Rousset chef ou claveciniste, on peut y entendre Gaëlle Arquez, Cyrille Auvity, Véronique Gens, Rosemary Joshua, Sandrine Piau et d’autres encore.