Comment expliquer la résurgence ces dernières années de Guillaume Tell si ce n’est par le nombre croissant de ténors capables d’interpréter le rôle redoutable d’Arnold, quand les décennies précédentes en comptaient rarement plus d’un, voire pas ? De tous les chanteurs suffisamment courageux pour prendre le taureau suisse par les cornes, Michael Spyres est aujourd’hui celui dont le chant s’approche vraisemblablement le plus du modèle originel : Adolphe Nourrit – quand à l’autre extrémité de l’échelle, Bryan Hymel peut sans conteste être apparenté à Gilbert Duprez, le fameux inventeur grâce à cet opéra de l’Ut de poitrine. Sans rappeler la rivalité entre les deux chanteurs, il suffit, pour comprendre l’analogie, de savoir que Nourrit accordait autant d’attention au jeu qu’au chant, que sa technique, dite du falsettone, l’autorisait à prendre tous ses aigus en voix de tête sans qu’on soupçonnât la zone de passage et qu’il vocalisait avec aisance. Le portrait tout craché de Michael Spyres dans cet enregistrement réalisé à Bad Wildbad en juillet 2013 où l’agilité vocale du ténor américain n’a d’égal que l’investissement scénique, perceptible à travers le poids donné à chaque mot, y compris – et surtout – dans les récitatifs ? Oui, mais avec les limites qu’induit ce style de chant dans un rôle où, Duprez aidant, nos oreilles modernes attendent plus de puissance que d’élégance. De fait, au disque comme sur scène à Bologne en octobre dernier, ce n’est pas la cabalette vengeresse qui fait la valeur de l’interprétation mais les passages les plus sentimentaux. La poésie de l’ornementation dans le duo avec Mathilde serait sans pareille si Judith Howarth s’appliquait à broder les vocalises avec autant de délicatesse que son partenaire. La prononciation confuse de la soprano achève d’altérer la grâce du serment amoureux tandis qu’auparavant, de trop fréquents écarts de justesse troublent la méditation de « sombres forêts ». Au moins, l’air du troisième acte – rendu à son état initial de duo – brûle-t-il d’une noble agitation et, plus tard, « qu’ai-je appris ? » d’une juste colère.
Inhabituellement clair, le timbre d’Andrew Foster-Williams bouscule les certitudes en replaçant Guillaume Tell dans son contexte vocal d’origine, à une époque où Verdi n’avait pas encore fait le baryton héroïque. Moins solide que d’autres fois, presque chancelant mais nettement articulé, « Reste immobile » chanté d’une voix livide atteint une vérité troublante. Le chant raffiné Michael Spyres aurait-il d’ailleurs supporté dans le duo du premier acte et le fameux trio patriotique d’être confronté à plus de vaillance ?
Autour des trois protagonistes, l’excellent – le Pêcheur radieux d’Artavazd Sargsyan, Walter et Melcthal interprétés l’un et l’autre par le très probe Nahuel di Pierro – côtoie le moins bon – Raffaele Facciolà en Gessler charbonneux, l’Hedwige massive d’Alessandra Volpe –, voire l’insupportable – le Jemmy de Tara Stafford, trop aigre pour que l’on puisse vraiment apprécier son air du 3e acte « Ah, que ton âme se rassure », exhumé par Michele Mariotti à Pesaro en 2013 et qui n’avait, sauf erreur de notre part, jusqu’à présent jamais été enregistré.
C’est là, avec la direction éloquente d’Antonino Fogliano à la tête d’un choeur et d’un orchestre réglés comme du papier à musique helvète, un autre des atouts de cette version de Guillaume Tell : tout y est et davantage, puisqu’on trouve en supplément des pas de deux et de trois coupés par Rossini après la première représentation, ainsi que le final composé en 1831 à partir du célèbre galop de l’ouverture. Si intéressant soit-il d’un point de vue historique, ce dernier numéro ne saurait rivaliser avec le final original que Berlioz – qui, pourtant, avait la dent dure, notamment à l’égard de Rossini – décrivait comme « l’hymne solennel de la liberté suisse s’élevant vers le ciel, imposant et calme, comme la prière de l’homme juste ».