Le Québec est décidément une réserve inépuisable de voix féminines, et la nouvelle venue fait une entrée remarquée avec ce disque. Ce n’est pas son premier enregistrement, puisque Naxos lui avait permis en 2009 de graver Schéhérazade et le rôle-titre de L’Enfant et les sortilèges, mais il s’agit ici du premier récital de Julie Boulianne, consacré à Mahler et Mahler, Gustav et Alma. La jeune mezzo canadienne met au service de ces trois cycles de mélodies une excellente diction et une voix chaude et riche, au grave nourri et à l’aigu facile, qui semble ne rencontrer aucun obstacle dans ce répertoire.
A priori destinés à une voix d’homme, les Lieder eines fahrenden Gesellen ont souvent tenté les chanteuses, sopranos ou mezzos. Outre les grandes d’hier (Ludwig, Baker, Fassbaender, etc.), Anne Sofie von Otter ou Katarina Karneus s’y sont risquées plus récemment, mais rarement avec la réduction pour formation de chambre due à Arnold Schönberg (1920), aux couleurs délicieusement vénéneuses, défendue avec vigueur par l’Ensemble Orford. Plus étonnante, la transcription des Kindertotenlieder réalisée en 1991 par le chef néerlandais Reinbert de Leeuw pour l’Ensemble Schönberg d’Amsterdam. Etonnante par la forte présence des vents, par l’allègement dont elle fait bénéficier ces mélodies parfois lestées d’un orchestre trop opaques. A l’expressionnisme du Compagnon errant succède ici une intériorisation de la douleur moins facile à « jouer » ; la jeunesse et la santé vocales deviennent presque des inconvénients, et l’on voudrait percevoir comme une fêlure dans ce timbre superbe. Julie Boulianne a le mérite de refuser tout histrionisme, de toujours préserver une grande délicatesse dans le phrasé.
Effet de quelque discrimination sexiste, Alma Mahler n’a pas droit à la transcription chambriste, et doit se contenter pour ses Fünf Lieder d’un simple accompagnement de piano, du reste fort bien interprété par Marc Bourdeau. On le sait, l’intégrale des mélodies d’Alma Mahler occupe une heure à peine : outre les cinq ici enregistrées, existent également Vier Lieder , Fünf Gesange et deux ou trois titres isolés. Le rapprochement conjugal est ici une épreuve cruelle pour les compositions d’Alma, qui semblent bien pâles, bien convenues, face aux chefs-d’œuvre de son époux. Moralité : Gustave et Alma sont dans un bateau, Gustav tombe à l’eau, qui reste-t-il sur le bateau ? Gustav, Gustav et encore Gustav.
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Mahler: Lieder | Gustav Mahler par Jean-Francois Rivest