Si vous pensez ne l’avoir jamais entendue, vous pourriez néanmoins avoir l’impression de reconnaître Aminta e Fillide : Haendel a repris le matériau de plusieurs numéros pour composer Agrippina, Rinaldo ou encore son Ode à sainte Cécile. Bien qu’elle témoigne de l’extraordinaire fécondité de son séjour italien, à l’image d’Aci, Galatea e Polifemo ou d’Il Trionfo del Tempo e del Disinganno qu’Emmanuelle Haïm a déjà gravés, Aminta e Fillide n’a guère attiré les éditeurs. Les enregistrements se comptent sur les doigts de la main et aucun n’a laissé de souvenir impérissable. Nuria Rial, qui l’a également donnée en concert avec Philippe Jaroussky, distille certes quelques beaux moments chez Glossa.
Comme la plupart des cantates d’Alessandro Scarlatti qui ont servi de modèle au jeune Saxon, Aminta e Fillide appartient à cette Arcadie de salon que n’anime pour ainsi dire jamais le feu du théâtre. Difficile de nous passionner pour les assauts répétés d’Aminta, comme pour les réticences de la pastourelle Fillide et leur échange tire même en longueur – en l’occurrence, il dure pas moins de cinquante-trois minutes et des poussières. En outre, quelles chanteuses sont prêtes à se partager la vedette quand, ailleurs, Haendel leur offre tant d’occasions de briller seules ? A fortiori deux sopranos, ricaneront les mauvaises langues. Emmanuelle Haïm a choisi de confier la bergère Fillide, écrite pour le soprano grave de Margherita Durastanti (future Agrippina), au mezzo aigu de Lea Desandre, Sabine Devieilhe s’emparant du fougueux prétendant avant qu’Armide et Lucrèce ne leur offrent une échappée en solitaire.
En vérité, Aminta a tout du cadeau empoisonné pour le soprano : sa tessiture limitée lui interdit la stratosphère et relève du contre-emploi pour une voix d’essence aussi légère. Sabine Devieilhe prend donc le risque d’extrapoler des suraigus au gré des reprises. Hélas, ils compromettent trop souvent la fonction rhétorique de l’aria da Capo et paraissent plaqués artificiellement, comme, d’ailleurs, certains effets dans l’accompagnement prodigué par Le Concert d’Astrée (ici un rallentando affecté et lourdement appuyé, là des coups d’archet percussifs pour souligner l’agitation qui trouble la nymphe). Les contre-notes finissent par hystériser les affects du berger (la section B de « Chi ben ama non paventi ») et cette tension permanente lasse l’auditeur tandis que la direction d’Emmanuelle Haïm semble, à plusieurs reprises, chercher à imposer à cette pastorale une théâtralité qui lui demeure étrangère. Or, dès que chef et soliste lui font confiance, la musique retrouve son pouvoir de suggestion et son lyrisme s’épanouit (ensorcelant « Se vago rio fra sassi »). Aux antipodes du geste spectaculaire de sa partenaire, Lea Desandre nous offre une leçon d’élégance et de sobre éloquence où la variété des intonations, des nuances et un phrasé très souple épousent les moindres inflexions du discours, que Fillide s’abandonne enfin à la morsure de l’amour (délectable « Sento ch’il Dio Bambin ») ou laisse éclater sa joie (« Non si può dar un cor si felice in amor » brillant mais sans histrionisme). Du mariage de la carpe et du lapin, il ne fallait pas attendre une version de référence d’Aminta e Fillide.
Nous imaginions Sabine Devieilhe jeter son dévolu sur Il delirio amoroso, mais il est vrai que Natalie Dessay l’a déjà enregistrée, qui plus est avec Emmanuelle Haïm. Son soprano immaculé plonge Armida abbandonata dans une lumière assez crue et déroutante et l’ornementation donne d’abord dans la broderie, mais nous avons ensuite plaisir à retrouver la sensibilité frémissante de l’interprète qui fait son miel des tendres déclarations de la magicienne. La justesse des intentions, la probité du style mais également l’éclat et la netteté de la vocalisation (« questi la disperata ») promettent beaucoup chez une artiste aussi jeune que Lea Desandre ; néanmoins, la violence expressive de La Lucrezia appelle d’autres ressources. L’avenir nous dira si c’est la verdeur ou la nature même de l’instrument qui aura privé ce fulgurant chef-d’oeuvre des puissants clairs-obscurs voulus par Haendel et de l’urgence saisissante que Janet Baker ou Magdalena Kožená lui imprimaient. Toujours est-il que pour l’heure, l’artiste ne parvient pas à traduire la grandeur ni l’implacable détermination de la patricienne outragée.