Mais qui est donc Antoine Danchet ? Entre Quinault pour Lully et Cahusac pour Rameau, l’opéra français put-il compter sur des librettistes de talent ? La réponse est oui, comme suffirait à le prouver le texte d’Idoménée mis en musique par Campra. S’il semble que les tragédies parlées de Danchet (1671-1748) n’aient jamais vraiment connu le succès, ses livrets d’opéra, dont plusieurs pour Campra, valent incontestablement le détour. Tancrède, bien plus joué (Aix en 1986, Tourcoing en 2000, Athènes en 2010, Avignon et Versailles en 2014), paraît pourtant bien faible dramatiquement comparé à la densité racinienne de cet Idoménée, où s’opposent deux princesses dignes de l’Eriphile d’Iphigénie. Et là où Varesco, pour Mozart, ramènera Ilia dans le moule de la gentille – lisez « fade » – jeune fille, l’Ilione de Danchet est un personnage tout aussi redoutable que sa rivale Electre. Face à ces deux femmes fortes, la tâche est rude pour le père comme pour le fils : Idamante succombe presque à une galanterie fatale, tandis qu’un Idoménée tourmenté est in extremis changé en héros romantique par son soudain accès de folie meurtrière. Sur ce poème, Campra a su composer une partition pleine d’urgence théâtrale et de divertissements majestueux, où l’on serait tenté de voir son chef-d’œuvre, et qu’on enrage de ne pas voir représenté, la seule véritable mise en scène récente ayant été proposée en 2004, sans grand succès.
Harmonia Mundi est donc fort bien inspiré de rééditer l’unique enregistrement existant à l’heure actuelle, sorti en 1992, dans la foulée d’une tournée de concerts donnés par les Arts Florissants en octobre 1991. On a pu critiquer la direction de William Christie, et d’autres chefs viendront peut-être, qui sauront emporter le drame dans un mouvement plus fébrile. En attendant, cette version correspond bien à une certaine idée de la tragédie lyrique française, faite d’équilibre et de grâce à l’orchestre, alors que les chanteurs tiennent un tout autre discours.
Si l’on fait abstraction d’un prologue assez mortellement ennuyeux, essentiellement parce qu’il est confié à des artistes de second plan guère inspirés par le prétexte mythologique, les cinq actes, eux, stupéfient par la force avec laquelle les solistes incarnent leur personnage. On pouvait s’attendre à ce que Sandrine Piau soit une Electre mémorable : elle l’est, mais en 1991, le pari n’était pas forcément gagné d’avance, car la soprano venait d’enregistrer le petit rôle de Zaïre dans Les Indes galantes, et rien ne laissait présager quelle tragédienne elle serait. Bénéficiant de quelques-uns des plus beaux airs conçus par Campra, Sandrine Piau est donc reine dans cet Idoménée. Pourtant, elle partage son trône avec Monique Zanetti, artiste très injustement sous-employée à l’époque où tous les premiers rôles allaient à Agnès Mellon : heureusement, William Christie eut l’excellente idée de lui confier Ilione, où sa voix sculpturale et sa diction incisive font merveille.
Du côté des messieurs, Jean-Paul Fouchécourt est incontestablement ce qui se faisait de mieux en matière de haute-contre à la française il y a un quart-de-siècle. Peut-être d’autres interprètes aujourd’hui donneraient-ils un tour plus héroïque au personnage, mais Idamante est ici fort bien servi. Surprise, en revanche, avec Bernard Deletré en Idoménée, lui que l’on associe plus volontiers à la truculence des personnages ridicules, et que rappelle seul le rugissement expressionniste que pousse le roi possédé par la folie à la toute fin de l’œuvre : pour le reste, le baryton sait canaliser son tempérament, malgré quelques consonnes un peu trop articulées qui auraient mieux convenu à une figure comique. Autour de ce quatuor, divers chanteurs issu du chœur des Arts Florissants assurent les emplois secondaires. Si Jérôme Corréas fait toujours preuve d’une expressivité hélas assez limitée, Marie Boyer fait bonne impression en Vénus vengeresse, et Mary Saint-Palais est une charmante Crétoise.
Maintenant, l’urgence est une bonne mise en scène, et un DVD pour imposer Idoménée aux côtés d’Idomeneo.