Si curieux que le concept puisse sembler aux esprits modernes, la pastorale héroïque eut son heure de gloire entre la toute fin du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe. Les plus grands compositeurs s’y illustrèrent : Rameau avec Naïs, ou Mondonville avec Isbé. Lully en avait posé les bases dès 1686 avec son Acis et Galatée, et pour sa première œuvre lyrique, le jeune Destouches allait donner au genre un de ses titres : Issé, créé en 1697 et salué par Louis XIV comme le premier opéra qui ne lui fît pas regretter Lully, remanié et augmenté en 1708 et 1724, notamment pour faire passer l’œuvre de trois à cinq actes, et repris jusqu’en 1773.
Du modèle lullyste, Issé conserve un certain nombre de traits, notamment la superposition des amours sérieuses de l’héroïne et d’Apollon (sous le nom du pâtre Philémon) aux amours volages de Doris et du dieu Pan, tandis que le malheureux Hylas aime Issé qui n’en a que faire. On n’est donc pas si loin de tragédies lyriques comme Alceste, à cela près que les rois, reines et confident(e)s sont remplacés par des bergers, des nymphes et des dieux déguisés pour descendre parmi les mortels. Parmi les divertissements, on relève au quatrième acte un envoûtant Sommeil, et au troisième une pompeuse cérémonie réunissant les prêtres et prêtresses de Dodone. Mais il y a bien sûr aussi des nouveautés, comme cet air de Doris, confidente d’Issé, qui évoque par imitation le chant des oiseaux.
C’est d’abord en juillet que l’ensemble Les Surprises a d’abord donné Issé en concert, dans le cadre du festival Radio France Occitanie Montpellier, mais l’œuvre a été captée lors de son passage par Versailles en octobre, ce qui a permis une redistribution des rôles : trois nouveaux venus s’emparaient superbement des personnages principaux, transformant radicalement le résultat d’ensemble, comme on peut s’en douter. Si Issé avait pu laisser à certains une impression mitigée lors au début de l’été, la version enregistrée à l’automne emporte entièrement l’adhésion.
Pour l’orchestre, cette reprise versaillaise n’a pu qu’ajouter à la familiarité des instrumentistes avec la partition. Louis-Noël Bestion de Camboulas dirige l’œuvre de Destouches avec une belle fermeté, en mettant en relief les différentes atmosphères qui se succèdent, la majesté des interventions divines, la vivacité des danses (passepieds et rigaudons), et cet art du dialogue caractéristique des meilleurs opéras français de cette époque. Au chœur réduit présent à Montpellier succèdent les Chantres du CMBV, qui s’intègrent fort harmonieusement à l’entreprise, avec notamment une fort belle prestation a cappella dans la scène du sommeil d’Issé.
On l’a dit, la principale modification entre juillet et octobre portait sur la distribution, luxueusement rehaussée par trois stars de ce répertoire, incontestable plus-value que le disque préserve par bonheur. Eugénie Lefèvre perd le rôle-titre mais récupère la première Hespéride et la Dryade, où elle fait remarquer une voix ample et majestueuse. Le timbre haut perché de Stéphen Collardelle convient aux trois petits rôles qui lui reviennent dans les divertissements. Etienne Bazola perd Hylas mais offre un Grand-Prêtre aussi solennel que possible. Chantal Santon-Jeffery n’est plus que Doris, mais il lui reste l’air mentionné plus haut et ses amusants échanges avec Pan, personnage auquel Matthieu Lécroart prête une savoureuse truculence soulignée à l’orchestre par des bois narquois, après avoir été un noble Jupiter dans le Prologue.
En Hylas, Thomas Dolié trouve un de ces personnages tourmentés, contrariés, qui lui vont comme un gant, et il renouvelle la réussite de précédentes incarnations chez Rameau ou d’autres compositeurs de cette époque. Les monologues que lui offre Destouches se prêtent à cette introspection où la noirceur de son timbre s’épanouit. Autre luxe, la présence de Mathias Vidal dans le rôle d’Apollon, non pas dieu conquérant et sûr de son fait, mais amoureux tendre et vibrant, dont l’amour s’exprime non par des ordres mais par des larmes ; là aussi, l’adéquation entre le personnage et l’interprète laisse admiratif. Enfin, Judith van Wanroij fait d’Issé une grande héroïne, grâce à son expérience de la tragédie lyrique, distillant ces soliloques où la nymphe regrette le temps de son indifférence heureuse et succombe peu à peu à l’amour du berger Philémon.