Nouvel exploit biblique sauce vénitienne : le peuple d’Israël est opprimé par l’armée cananéenne que dirige Sisara, épaulé de Narbal. Dans le camp hébreux, Debbora prophétise la victoire et enjoint Barac à mener l’assaut. En fuite, Sisara trouve refuge chez Jahel [Yaël] et son époux Haber : elle feint de protéger le chef de guerre, mais, une fois celui-ci assoupi, lui transperce la tempe avec un pieu. Une figure féminine biblique qui ne s’en laisse pas compter et pourfend l’ennemi : voilà qui rappelle immanquablement la Juditha triumphans de Vivaldi, fleuron de l’ospedale de la Pietà créé en 1716. De fait, ce thème parcourt largement le répertoire des quatre ospedali de Venise, entre séduction d’héroïnes à poigne et démonstration d’une résistance qui trouvait un écho particulier dans la très singulière République vénitienne. Ardeur guerrière, sensualité, diversité d’atmosphères rehaussées de parties obligées pour mandoline, orgue, violon… De Juditha à Jahel, le style des ospedali a bien des similitudes. Avec toujours, pour seules exécutantes à la création, les pupilles de ces établissements réservés aux femmes. Plus grand héritier de la tradition vénitienne après Albinoni, Vivaldi et Porta, Galuppi dirigera même deux de ces hospices, les Mendicanti puis les Incurabili. C’est dans le premier d’entre eux qu’il fait créer Jahel en 1747, à l’âge d’or de cet établissement.
L’œuvre elle-même charme, mais sans empoigner. On n’y distingue pas assez les lieux, les moments forts ni la hiérarchie entre les personnages. Quatre sopranos et deux contraltos, soit deux airs pour tout le monde et un duo pour Debora et Barac, c’est peu pour appronfondir des caractères. Galuppi veille surtout à enchaîner des airs contrastés et à faire briller ses solistes ; il y parvient parfaitement à grand renfort de mélodies séduisantes. Mais on a l’impression que plusieurs occasions sont manquées, et aucun récitatif accompagné ne vient souligner le récit que Jahel fait de son exploit, par exemple. Dommage, aussi, que l’équipe réunie n’ait pas vraiment les moyens d’animer une dramaturgie toute contenue dans la flamboyance des arias.
Équipe assez peu italienne au demeurant : les chanteuses viennent de Norvège, Suède, Kazakhstan, Lettonie et Allemagne. Seule la cheffe Daniela Dolci, originaire de Sicile, insuffle un tant soit peu d’italianité. Hélas ! L’effectif de Musica Fiorita est très mince, les harmoniques s’évaporent et de l’oratorio de Galuppi, nous avons le squelette, mais peu de chair. Résultat, les airs s’enchaînent sans pleinement instaurer les atmosphères voulues par le compositeur. Les passages agités (furieux « Phlegotontis ab unda profunda ») et les moments de grâce semblent uniment asséchés et délavés, là où l’on devine un Galuppi riche de couleurs et de clair-obscur, dans la droite ligne de la Juditha de Vivaldi. En concert en 2009, sans être parfaits, Paolo Faldi et l’Orchestra barocca di Bologna conféraient plus de vie à la partition, malgré une équipe vocale plus inégale. On n’en voudra donc pas à la cheffe d’avoir raisonnablement abrégé les reprises, d’autant que les ornements des solistes sont parcimonieux et prudents. En outre, le choix de l’éditeur de ne proposer qu’une traduction allemande du livret latin ne devrait guère aider une bonne partie du public à cerner le drame.
Toutes les chanteuses mobilisées sont honnêtes ; mais comme souvent cela ne suffit pas à faire revivre un répertoire conçus pour des gosiers d’exception ni à transcender la platitude de l’orchestre. Beatrice Fabris, qui débuta sa carrière soliste dans le rôle d’Haber, fut durant des décennies l’étoile des Mendicanti : le radieux « Pugnent nubes fulminando » met en avant sa flexibilité sur un large ambitus. Kristīne Jaunalksne en chante toutes les notes sans aura particulière. Le même reproche peut être adressé à Alsvik et Högström, qui possèdent néanmoins le médium et l’autorité requis par leurs rôles, davantage que la timide Julia Kirchner. Du côté des voix graves, plus affirmée que Christina Metz, Dina König assume la tessiture de contralto et fait preuve de caractère.
Malgré les limites de cette interprétation, deux conclusions s’imposent : il faut davantager rejouer Galuppi, si peu et mal servi au disque, et il faut continuer d’explorer le répertoire unique de ces oratorios vénitiens. Pour ce faire, les curieux·ses pourront jeter une oreille aux enregistrements de Sanctus Petrus & Sancta Maria Magdalena et Serpentes ignei in deserto de Hasse ainsi que des quatre oratorios conçus par le jeune Mayr pour les Mendicanti.