« Naples a été le berceau d’innombrables « stars » de l’opéra… Renouer en ce début du XXIe siècle avec cette époque passionnante et passionnée du « beau chant » enflamme mon âme de musicienne comme une supernova » écrit Joyce DiDonato à propos de son nouvel album, Stella di Napoli. Nous la croyons sur parole. Est-il d’ailleurs nécessaire de s’attarder sur une démarche qu’une simple écoute suffit à valider ? Certes, il y a un programme qui compile des extraits d’opéras composés pour la scène napolitaine dans la première moitié du XIXe siècle (de 1822 à 1845, pour être précis) mais il y a d’abord au sein de ce programme un choix judicieux de partitions qui alterne les inédits – trois au total – avec des airs plus connus sans être rebattus. Rossini, Donizetti, Bellini, chacun représentés par des opéras parmi les moins fameux qu’ils aient composés – Zelmira, Adelson e Salvini, Elisabetta al castello di Kenilworth – côtoient en toute intelligence Carafa, Valentini, Mercadante et Pacini. Le premier de ces compositeurs a pour carte de visite des Nozze di Lammermoor qui puisent leur inspiration à la même source que la Lucia donizettienne. Entre les deux ouvrages, créés à six années d’intervalle, la postérité a choisi. Avec ses entrelacs délicats de harpe et de clarinette, « L’amica ancor non mi torna » n’a pourtant pas à redouter la comparaison avec « Regnava nel silenzio ». Un même clin d’œil renvoie Il sonnambulo de Carlo Valentini à la Somnambule bellinienne tout comme La Vestale de Mercardante évoque évidemment celle de Spontini. Au-delà de l’anecdote, chacune de ces pages témoignent d’une écriture où volonté mélodique et nécessité dramatique se confondent. Dans ses mémoires, Giovanni Pacini explique que Saffo lui valut d’être reconnu « non plus comme un compositeur de cabalettes faciles mais comme l’auteur de travaux élaborés et de productions méditées. ». La scène finale de l’opéra – le suicide de Saffo –, par sa dimension (près de 15 minutes), son unité et sa grandeur tragique témoigne de cette maturité. Auparavant, l’extrait de Stella du Napoli peut sembler désavouer les propos du compositeur tant la forme échevelée prime sur le sens théâtral. Ce rythme guilleret convient-il vraiment à une femme « traînée au supplice » ? Mais quelle jubilation, quelle énergie, quelle vigueur, quelle ivresse !
Il y a donc une succession judicieuse de pages toutes musicalement dignes d’intérêt, d’autant plus que l’on a peu ou pas souvent l’occasion de les écouter. Il y a la direction de Riccardo Minasi, à la tête de l’Orchestre et du chœur de l’Opéra de Lyon, d’une théâtralité dépourvue de vulgarité, irréprochable. Surtout, il y a l’interprétation stupéfiante de Joyce DiDonato. Au sommet de son art, la « pas si mezzo que ça » trouve matière, tout au long de ces dix pistes, à exposer ce qui rend son chant inestimable. La voix n’en est pas la composante la plus remarquable : ni laide (ce qui en soi n’est pas forcément un inconvénient), ni d’une beauté exceptionnelle. Mais l’ambitus, l’unité, la sûreté du trait et la manière dont elle use de toutes ses ressources pour restituer à ces pages leur lustre et leur impact, suscite l’admiration. On sait combien ce répertoire ne souffre pas la médiocrité, combien il faut déployer d’éloquence technique et de force d’expression pour en exalter la valeur. Il faut non seulement en maîtriser le style et les effets mais, cyclothymique, il faut savoir passer d’un sentiment extrême à l’autre, de l’accablement à la révolte, de la douceur à la fureur, etc, il faut aussi pouvoir suspendre l’auditeur à une ligne mélodique dont il ne connaît pas d’avance toutes les notes. L’ornementation, laissée à la liberté du chanteur selon son bagage et son tempérament, fait partie des clés d’interprétation. Il faut, sans arbitrer, départager sentiment et virtuosité. Il faut tant de choses en somme. C’est cette quadrature du cercle que parvient ici à résoudre Joyce DiDonato avec un égal bonheur.
Inévitablement, certaines étoiles brillent avec plus d’éclat que d’autre au sein de cette constellation magnifique. Zelmira renouvelle les réserves formulées lors de l’album Colbran. Le chant ne griffe pas assez pour satisfaire une écriture destinée à la vocalité énigmatique de l’égérie de Rossini. Donizetti, à l’inverse, occupe le haut du podium. La prière de Maria avec ses notes tenues qui semblent ne pas avoir de fin, les trilles obsédants d’Amelia dans Elisabetta al castello di Kenilworth… Tout captive, tout subjugue. Bellini aussi s’étire à l’envi : Nelly magnifiée par le souffle, Roméo à fleur de peau. Puisqu’on ne peut pas tout citer, mentionnons encore la cabalette de Marta, dans cette Stella di Napoli qui donne son nom à l’album, si périlleuse avec ses vocalises qui pourraient, dans un autre gosier, se transformer en glapissements, interprétée ici sans une seule faute de goût, d’une ébriété contagieuse, qui nous laisse euphorique, suspendu entre ciel et terre, comme une étoile.
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