Après nous avoir en donné 64 entre 1989 et 2017, Sigiswald Kuijken renoue avec les cantates de Bach, qu’il semble distiller longuement en fonction de ses goûts et de ses sollicitations. Gageons que Thomas Bauer, n’est pas étranger à la dernière, puisque c’est Blaibach – petite bourgade bavaroise (Une salle de concert pour moins de 2000 habitants !) – qui fut choisie pour la réalisation de cet enregistrement.
Le choix, particulièrement cohérent, s’est porté sur trois d’entre elles, proches dans le temps (Leipzig, entre 1726 et 1729), par leur place dans le calendrier liturgique (les 72 et 156 pour le 3ème dimanche après l’épiphanie ; la 92 pour le dimanche de septuagésime), et par leur force expressive. En outre, la formation instrumentale requise, quasi identique, ajoute aux cordes et à la basse continue deux hautbois concertants (hautbois d’amour dans la 92, un seul instrument étant requis pour la dernière). Ces derniers, rompus aux exigences techniques et stylistiques attendues, s’expriment avec talent. Les voix sont réduites aux quatre solistes, qui constituent le coro, comme le faisait Joshua Rifkin. Il en résulte une lisibilité et une intelligibilité évidentes, les hautbois sont de vrais solistes, mais trahit hélas les disparités vocales. Autant Thomas Bauer est admirable, dans les récitatifs comme dans son aria « Das Brausen von den rauhen Winden », traduisant idéalement le texte avec une conduite exemplaire de la voix, autant la soprano – Anna Gschwend – dépare-t-elle par une émission fâcheuse et une justesse parfois douteuse. Ce sera la seule faiblesse de l’enregistrement.
De la 72 « Alles nur nach Gottes Willen » on retiendra davantage le récitatif arioso de l’alto – Lucia Napoli – que l’aria de soprano, décevant pour les raisons énoncées plus haut. La cantate 156, « Ich stehe mit einem Fuss im Grabe », contemporaine de la Passion selon Saint-Matthieu, est un sommet, d’une extraordinaire richesse figurative et symbolique, servie par des interprètes exemplaires, n’était notre soprano. Sigiswald Kuijken choisit une approche retenue, qui renvoie à celle du compagnon du début de sa carrière, Gustav Leonhardt. Après la sinfonia avec le hautbois concertant, l’air très singulier est une sorte de choral en duo, où la soprano chante sa supplique « Mach’s mit mir, Gott » alors que le ténor se mêle aux cordes. Ensuite, dans l’air incandescent placé au cœur de l’ouvrage, l’alto se distingue par sa longueur de voix, et par les vocalises virtuoses dont elle se joue.
La cantate 92, « Ich hab in Gottes Herz und Sinn », sans doute l’une des plus représentatives du luthérianisme de l’époque, est une ample élaboration de la mélodie du choral de Paul Gerhardt. Le rare si mineur traduit les souffrances endurées, alors que les deux airs (ré majeur) affirment la confiance du croyant. Oublions le choral qui suit la belle sinfonia, le cantus firmus (toujours la soprano) gâche notre plaisir. Par contre le récitatif éminemment dramatique qui combine l’énoncé du choral et son commentaire tourmenté est extraordinaire de force expressive. Thomas Bauer y excelle. Stephan Scherpe, le ténor, conduit remarquablement son aria « Seht, seht ! wie reisst, wie bricht, wie füllt » comme le récitatif qui suit le choral confié à l’alto.
Au total, un enregistrement qui aurait emporté pleinement l’adhésion, par ses choix esthétiques et interprétatifs, par la qualité et l’engagement de ses interprètes n’était cette fâcheuse soprano dont on se demande bien les raisons du choix.