L’ombre de Richard Wagner plane sur les (rares) scènes de forge de l’opéra post-romantique. D’aucuns ont voulu voir dans la difformité de Mime, une allusion haineuse au « corps juif » tel qu’imaginé par l’esprit ivre d’antisémitisme du compositeur de la tétralogie (et de ses contemporains) – allusion qu’il faut relativiser par la manière dont il présente Wotan dans Siegfried, c’est à dire en Voyageur laissant entrevoir une énième fois l’ombre d’Ahasvérus sur son œuvre, décidément moins radicalement univoque que ses pamphlets. Des successeurs du maître de Bayreuth, la réception des œuvres de Zemlinsky, Korngold et Schreker – entre autres – sera empoisonnée, après les succès des années 1910, par l’anti-judaïsme d’une Europe en crise politico-financière. Sur les scènes germaniques, la mode tourne à l’avantage du Zeitoper et les accents jazzistiques sont désormais préférés à l’opacité des brumes chromatiques qui faisaient pourtant le succès de Der ferne Klang – de son côté, après le triomphe de Die tote Stadt, Korngold se voit directement confronté à Johnny spielt auf de Křenek lorsqu’il s’agit d’imposer Das Wunder der Heliane et perd définitivement l’avantage de ce côté de l’Atlantique. Voilà le décor sur lequel se dessine la genèse de Der Schmied von Gent [Le Forgeron de Gand], composé entre 1929 et 1932 par un Schreker de surcroît blessé par l’échec récent de Christophorus.
Tous les ingrédients des légendes flamandes moyenâgeuses se retrouvent dans le conte de Charles de Coster dont est tiré le livret : chansons à boire et danses de taverne, tentation démoniaque et évocation mariale, etc. Difficile de ne pas remarquer que quelques « apparitions » tombent comme un cheveu sur la soupe pour faire avancer l’intrigue de ce Zauberoper au livret parfois douteux. Jugez donc : le forgeron Smee accepte de vendre son âme au diable pour devenir riche pendant sept ans (il n’a d’autre choix que d’accepter le marché sans quoi sa femme mourra de faim ! ?). Au terme du contrat (acte II), alors qu’il cherche désespérément une solution pour échapper à l’enfer, il vient en aide de manière totalement désintéressée à un couple passant par là mais qu’il n’a pas reconnu : la Vierge Marie et saint Joseph. Ce dernier lui offre trois souhaits que Smee formule afin de piéger les envoyés de Satan sur le point de venir le chercher. Le troisième acte se passe entre enter et paradis, où il finit pas gagner sa place… Musicalement, l’œuvre est mieux ficelée. Schreker charpente solidement une partition qui se veut plus directement abordable que Der ferne Klang ou Die Gezeichneten sans céder à la facilité pour autant. La fosse est un fourneau d’où sort une coulée de métal en fusion sur laquelle se greffe une écriture vocale particulièrement bien travaillée.
Der Schmied von Gent est le septième opéra de Schreker à connaître les honneurs du disque (le quatrième chez CPO) après Der ferne Klang et Die Gezeichneten (les mieux servis), Flammen, Christophorus, Des Spielwerk und die Prinzessin et Irrelohe. La qualité plastique et technique du plateau vocal de cette première mondiale est absolument remarquable. Des premiers aux (nombreux) seconds rôles, chacun affiche une maîtrise admirable. Portant l’œuvre à bouts de bras, Oliver Zwarg est un forgeron qui prend toute sa dimension expressive à partir de l’acte II (les possibilités du premier n’étant pas toutes exploitées). Son approche, servie par un art consommé du Lied, est plutôt subtile et, s’il ne faut pas s’attendre à un engagement très « physique » de sa part, son charisme naturel joue souvent en sa faveur. A ses côtés, Undine Dreißig est une épouse remarquable qui ne vole pas sa place au paradis – acquise avant celle de son mari, dès le début de l’acte III. Des rôles moins développés, on eût apprécié qu’Edward Randall en fasse un peu plus pour devenir le méchant que l’on adore détester (quitte à en devenir caricatural, le livret l’autorise) là où il se retient un peu trop. Et si le Flipke d’André Riemer manque un peu de présence, on apprécie particulièrement la Marie d’ Anna Erxleben, toute baignée de lumière virginale et, à l’inverse, l’Astarte de Judith Kuhn, sensuelle et démoniaque à souhait.
Le chœur et le valeureux orchestre font preuve de beaucoup de tenue face à une partition techniquement complexe. Le précision requise est assurée par le gant de fer d’un Franz Beermann qui manque parfois de souplesse ou, au contraire, de mordant dans quelques attaques de cordes, mais qui emmène tout son monde au bout de l’œuvre avec une autorité que l’on ne lui niera pas. En somme, cette gravure a le double mérite de combler une vide dans la discographie de Schreker et de ne pas dépareiller les précédents volumes lui étant consacrés chez CPO. Notre connaissance de l’opéra post-romantique germanique ne s’en trouve pas bouleversée mais le jeu en vaut largement la chandelle.