Après une série de concerts à la critique particulièrement élogieuse au cours de la saison dernière, l’enregistrement du Chant de la Terre par le ténor-chouchou de toutes les grandes maisons d’opéra était un évènement que Sony Classical nous a fait longuement attendre. Il était en effet impossible de passer à côté de la dernière prouesse vocale de Jonas Kaufmann, celle de chanter les deux rôles de cette symphonie initialement prévue prévue « pour alto (ou baryton) et ténor » par Mahler lui-même. Est-ce forcément aller contre la volonté du compositeur de proposer un seul chanteur pour cette œuvre ? Tout cela dépend bien entendu des moyens que l’on se donne, et Kaufmann affirme dans ses régulières interviews qu’il possède aujourd’hui enfin la carrure nécessaire pour l’interprétation des trois lieder de mezzo si ardemment convoités pendant sa carrière jusqu’à présent.
Jonas Kaufmann dans Das Lied von der Erde, illustration de l’adage bêtement méritocrate qui sert de titre à cet article ? Prenons le temps de vérifier le bien-fondé de ce tour de force.
Dans « Das Trinklied vom Jammer der Erde », le ténor fait preuve de tous les superlatifs possibles : le son est grand, rond, brillant et par dessus le marché d’une puissance à faire trembler les statues du Musikverein. Aucun doute n’est possible, nous sommes bien dans un lied pour ténor, que Kaufmann honore à merveille. « Der einsame im Herbst » est la première intervention de ce qui devrait être un baryton. Qu’à cela ne tienne, Kaufmann barytonnise comme il sait faire, et même si on le sent de temps à autre en sous-régime, sa prononciation et son sens de la retenue (primordial chez Mahler) concourent à la réussite de la pièce. Passons plus rapidement sur la mignonne chinoiserie qu’est « Von der Jugend », où le ténor ne fait qu’une bouchée des vocalises aussi innocentes dans l’esprit qu’ardues dans la réalisation. C’est avec « Von der Schönheit » que Kaufmann retrouve sa casquette de baryton. Elle lui sied dans les galanteries des passages lents, docissimo selon la partition. La partie centrale, en revanche, fait parvenir l’exercice à ses limites (sur « Das Roß des einen… »), où l’on sent que la voix ne doit sa présence qu’à une prise de son généreuse. A l’inverse, on retrouve la puissance et la qualité de projection du début de la symphonie dans « Der Trunkene im Frühling ». Nous assistions donc jusqu’à présent à une sorte de jeu de rôle entre Kaufmann et lui-même, à la recherche de la bonne tessiture. Il n’échappe ainsi pas tout à fait à la division (peut-être binaire) entre voix aigüe et voix grave choisie par Mahler pour ses lieder. Cela n’empêche pas le résultat d’être toujours beau et musical, Kaufmann oblige, mais on sent que la performance « optimale » est manquée de près dans ces cinq premiers mouvements.
Reste la trentaine de minutes que dure « Der Abschied » pour transformer l’essai. Dans cette longue marche funèbre, où le poète fait peu à peu ses adieux au monde, la palette expressive mahlerienne est poussée jusque dans ses extrêmes, alternant des passages purement narratifs avec de longues et languissantes lignes vocales. Et pour ce lied en principe réservé à une voix grave, Kaufmann change de plan d’attaque. Ce n’est plus un ténor qui tente de se faire baryton ou d’assombrir sa voix pour la rendre plus naturelle dans un registre grave. C’est un ténor qui chante un lied, certes grave, mais qui le fait avec un timbre qui assume sa différence avec les propositions discographiques précédentes. Inutile de mentionner que cette expérience est une réussite sur toute la ligne : la clarté de diction dans les passages récitatifs ne contraste pas avec les péroraisons lyriques de ce long chant funèbre. Ce ne sont pas deux chanteurs (un ténor trop grave ou un baryton trop haut), mais bien un seul Kaufmann qui nous fait vibrer dans ces adieux, conciliant ce qui nous paraissait naturellement opposé.
A la tête du Philharmonique de Vienne, Jonathan Nott fait des petites merveilles. Il sait que l’Orchestre par excellence pour la musique de Mahler est capable des performances les plus tonitruantes mais ce n’est pas ce qui l’intéresse. Il sait aussi qu’il peut compter sur son chanteur et donc se concentrer davantage sur les détails d’orchestration presque maniaques de la période tardive du compositeur. Ce Chant de la Terre que nous écoutons n’est pas l’œuvre d’un symphoniste post-romantique, mais d’un orfèvre fin-de-siècle, où chaque intervention à sa place et où le respect de la partition prime du début à la fin. Notons aussi un « Abschied » étonnamment rapide, mais où la volonté du compositeur nous apparaît plus claire que jamais. C’est un Mahler étrange car un Mahler qui préfère l’authenticité et la finesse des solistes (magnifiques flûte et hautbois solistes dans le dernier mouvement) au maquillage par du gros son.
La performance de cet enregistrement est certes celles d’un ténor à la recherche de son « Adieu », mais aussi celle de deux formidables musiciens qui, liés par un orchestre d’exception, ont fini par trouver ce qu’ils cherchaient.