Elle est aujourd’hui la Lakmé dont tous rêvent, elle fut une superbe Mélisande, elle aurait dû être en scène une Olympia incomparable. Sabine Devieilhe nous devait un disque d’opéra français. C’est désormais chose faite, et admirablement faite, d’où ce vœu que l’on forme ardemment : pourvu que cette artiste préserve toutes les qualités que l’on apprécie chez elle, pourvu qu’elle résiste à toutes les sirènes qui voudraient l’entraîner dans des entreprises dangereuses. L’interview qu’elle vient de nous accorder devrait permettre de dissiper ces craintes, tant elle y affirme son attachement au répertoire qui correspond le mieux à sa voix, et tant elle y exprime de sagesse dans sa volonté d’éviter les emplois trop lourds et les salles trop vastes.
Saluons d’abord l’extrême intelligence d’un programme essentiellement orientaliste. Lakmé en constitue l’ossature et a en partie guidé les choix. Trois extraits rythment le disque : l’air des Clochettes, forcément, le duo des fleurs, et « Tu m’as donné le plus doux rêve ». Dommage qu’il ne se soit pas trouvé un ténor disponible pour en inclure davantage encore, mais c’est là déjà un précieux témoignage, et peut-être viendra un jour où une nouvelle production du chef-d’œuvre de Delibes aura droit à une captation en DVD (dommage seulement que pour le dernier air, on n’ait pas triché un peu pour insérer le la bémol aigu que l’héroïne émet lorsqu’elle le reprend cette même phrase à l’instant de mourir). Sabine Devieilhe aime cette œuvre et voulait l’arracher à l’image surannée qui lui colle encore parfois : excellente idée, sur ce plan, de faire s’enchaîner l’air de Mélisande et la vocalise, elle aussi a cappella, qui ouvre la Légende de la fille du paria. Et quelle non moins excellente idée que de rattacher l’exotisme 1880 de Lakmé à l’exotisme bien plus audacieux de Maurice Delage dans ses géniaux Chants hindous, au modernisme desquels répond Le Rossignol de Strabinsky. Très bons choix aussi, la mélodie de Koechlin sur un extrait de la Shéhérazade de Tristan Klingsor (non mis en musique par Ravel) et l’air de Madame Chrysanthème. Quelques pièces shakespeariennes complètent ce parcours exotique, avec l’Ophélie de Thomas et celle de Berlioz, ainsi que l’Ariel debussyste.
On aura remarqué au passage que ce disque risque une audace pas si courante : le mélange d’airs d’opéra avec orchestre et de mélodies avec piano. Le mariage est parfaitement réussi, sans que jamais l’oreille s’en étonne. Alexandre Tharaud est le plus subtil des accompagnateurs, et François-Xavier Roth est un guide expert à travers ce répertoire, soulignant tout ce que Messager doit à Chabrier dans Madame Chrysanthème, ou transformant Les Siècles en ensemble de musique carnatique pour les Delage.
Et bien sûr, Sabine Devieilhe marche sur tous ces chemins aussi bien qu’une souveraine, avec un naturel incomparable, avec une articulation d’autant plus remarquable qu’elle n’a jamais rien de pointu, avec une élégance aérienne en Lakmé, une aisance totale dans les vocalises, et de très longs suraigus, comme inépuisables. Cette maîtrise rend encore plus sensible la mollesse de la diction un peu voilée de Marianne Crebassa, qui lui donne la réplique en Mallika pour le duo des fleurs. Quant à Jodie Devos, la seule dont le livret d’accompagnement ne propose pas la photographie, on l’entend seulement en Crobyle dans l’extrait de Thaïs où Sabine Devieilhe est, plus que jamais, la Charmeuse. Voilà une appellation qui aurait pu faire un bon titre pour ce récital, qui n’a heureusement rien d’une illusion, mais dont les « mirages » distillent les plus exquis frissons, les plus délicieux frémissements, sans que rien ne vienne les dissiper.