C’est une version marquante de Il Ritorno d’Ulisse in Patria, et d’abord grâce à ses deux interprètes principaux, Lucile Richardot et Valerio Contaldo, dont les prestations sont ébouriffantes. Et grâce aussi à son maître d’œuvre, Stéphane Fuget, qui part de cette constatation que Monteverdi, dont c’est l’avant-dernière œuvre, a fait le tour de tous les possibles au long de ses presque soixante années d’écriture et juxtapose là les styles d’écriture musicale les plus divers. Selon le rôle des personnages dans l’intrigue, selon qu’ils sont des personnages nobles (Pénélope, Ulysse, Télémaque) ou des comparses, on passe d’un récitatif dramatique à un style héroïque (pour les Dieux), d’une écriture élégiaque (pour le duo d’amoureux Melanto-Eurimaco) à un style quasi burlesque (pour le glouton Iro).
Lucile Richardot. Capture d’écran
Stéphane Fuget prend le parti de faire cohabiter ces écritures dissemblables sans les lisser du tout. Bien au contraire il accentue l’hétérogénéité de cette partition. Ajoutons que sa réalisation instrumentale est conforme à ce qu’on sait des représentations vénitiennes au milieu du XVIIe siècle, c’est-à-dire qu’elle se contente de treize musiciens, sachant que la copie qui nous est parvenue se borne pour l’essentiel à une ligne pour les parties chantées et une ligne pour la basse continue, seuls quelques ensembles, trios ou duos, étant notés sur trois ou cinq lignes. Priorité absolue aux voix donc.
Un nouveau public dans de nouveaux théâtres
Nous sommes en 1640, trente-trois ans après L’Orfeo (1607). L’Orfeo était un opéra de cour, écrit pour un public lettré, épris de poésie raffinée, à son aise dans la culture maniériste issue de l’humanisme renaissant.
Entre-temps, le genre opéra a changé de destinataires. A Rome c’est vers le public « populaire » qu’il s’est tourné : les Landi, Mazzocchi et Rossi l’ont tiré vers le spectaculaire et le chant orné au détriment du récitatif. A Venise, grande révolution, les nouveaux théâtres d’opéra, le San Cassiano ou le SS Giovanni e Paolo, ont inventé de faire payer le public. Auquel Il s’agit d’offrir un spectacle propre à l’émouvoir et à l’étonner. Pour l’étonner, il y aura les machineries, les gloires, les coups de théâtre (ici Ulysse prenant l’aspect d’un vieillard méconnaissable) et pour l’émouvoir, il y aura un jeu sur le mentir-vrai.
Car Monteverdi (73 ans) doit s’adapter. On ne sait rien de son évolution puisque sept de ses opéras ont disparu, certains inachevés par lui, d’autres détruits, l’Andromeda ou Proserpina rapita, et d’Arianna, il ne reste que le Lamento. Le Couronnement de Poppée sera le point d’aboutissement de son parcours, le Retour d’Ulysse dans sa patrie faisant figure d’étape intermédiaire.
Projet de reconstruction du Teatro San Cassiano ©teatrosancassiano.it
Le récitatif des Italiens
Dans le livret qui accompagne cet enregistrement, effectué à la suite d’un concert donné à Versailles en décembre 2021 (après une création lors du Festival de Beaune), Stéphane Fuget insiste particulièrement sur le récitatif tel qu’on pouvait le pratiquer en Italie à l’époque de la création du Ritorno d’Ulisse in patria. Ainsi Marin Mersenne écrit dans son Harmonie Universelle en 1636 : « Quant aux Italiens, ils observent plusieurs choses dans leurs récits, dont les nostres [en France] sont privez, parce qu’ils représentent tant qu’ils peuvent les passions et les affections de l’ame et de l’esprit ; par exemple la cholère, la fureur, le dépit, la rage, les défaillances de cœur, et plusieurs autres passions, avec une violence si estrange, que l’on jugeroit quasi qu’ils sont touchez des mesmes affections qu’ils représentent en chantant ».
Âpreté, amertume, désespoir
Dès la première scène, juste après le traditionnel prologue, ici d’une brièveté minimaliste, l’auditeur d’aujourd’hui sera étonné et peut-être d’abord décontenancé par la puissance de feu de Lucile Richardot dans le long lamento de Pénélope « O misera Regina » : âpreté, amertume, désespoir s’y expriment dans un quasi parlando et s’élèvent parfois jusqu’au cri. C’est toute la problématique du recitar cantando qui s’expose là d’emblée et à l’évidence Lucile Richardot et Stéphane Fuget misent à fond sur le recitar et très peu sur le cantando au fil de ce long lamento, une des pages les plus émouvantes de Monteverdi. Toutefois, la dernière partie de cette déploration quitte le registre de l’imprécation pour revenir à un phrasé mélodique et c’est avec une infinie délicatesse que Lucile Richardot conclue sa plainte sur un dernier « Torna, deh torna, Ulisse » désemparé et fragile.
Lucile Richardot. Capture d’écran
Après cette page d’une vérité déchirante, le sautillant duetto amoureux de la frivole Melantho et du sincère Erimaco sonnera d’abord comme une parodie de scène lyrique avec deux personnages qui semblent surjouer leur idylle, mais Monteverdi, maniant subtilement l’ambiguïté, aura l’indulgence de les montrer à la fois dérisoires et touchants (cf. la dernière phrase « Nodo si bel non si disciolga mai… » ). Long duo servi par une Ambroisine Bré très en verve et Pierre-Antoine Chaumien, l’un des sept ténors (!) de cet opéra, lui aussi plein de feu, notamment dans les passages où leurs voix s’entrelacent.
Second degré ?
Ce n’est pas le seul endroit où on aura le sentiment que le vieux compositeur manie la caricature ironique. Et par exemple avec le style archaïque qu’il confère aux Dieux. Nettuno (Alex Rosen, jouant avec humour de ses graves abyssaux) et Giove (Juan Sancho, vocalisant à plaisir) semblent d’une grandiloquence comique, Jupiter accompagné d’un cornet emblématique et Nettuno par son orgue. Ils sont débordés par les initiatives des humains, d’où leurs vocalises risibles et la cacophonie des Phéaciens comparses de ces Dieux décrépits. Tous quelque peu dérisoires par contraste avec la sincérité nue de Pénélope.
Valerio Contaldo. Capture d’écran
Non moins bouleversante que celle de Penelope, la première apparition d’Ulisse que l’on découvre s’éveillant, jeté sur le rivage d’Ithaque. Valerio Contaldo profère ce « Dormo ancora » accablé en n’hésitant pas à pousser l’amertume jusqu’au déchirant sur « O mortal Sonno » ou dans son imprécation « O Dei ». Il ose des sons assez rudes, privilégie le pathétique, dans une incarnation expressionniste d’une puissance sidérante, appuyée sur les accents, les embardées, les consonnes d’un italien naturel (sa langue). Ce n’est pas du tout à fait du parlando, ni du cantando, c’est de la fièvre pure. Le personnage qu’il crée est aussi saisissant que son Orfeo.
La vérité d’un homme
Son long dialogue avec Minerva (Marielou Jacquard) sous l’aspect d’un jeune berger confrontera deux styles d’écriture, une Minerve aux vocalises légères alors qu’Ulisse n’est que nudité désespérée. Son récit à la déesse « Io greco sono » serpente entre le recitativo et l’arioso, mais surtout, avec ses accellerandos fulgurants, n’aspire qu’à exprimer la vérité du texte et la vérité d’un homme. Le parlando domine, comme pour mieux mettre met en relief certains mots (le mélisme sur « cruccioso »), s’interrompre pour une courte mélodie (« Chi crederebbe mai »), vocaliser avec brio sur un mot (« consolato ») avant que le chanteur ne montre sa voix dans toute sa rutilance sur « O fortunato Ulisse », tandis que Marielou Jacquard de plus en plus à l’aise enchaînera les colorature.
Scène cruciale (et théâtrale) où Minerve, aussi rusée que lui, prend en charge Ulysse et lui donne l’aspect d’un vieillard, grâce à l’eau magique d’une fontaine.
Marielou Jacquard. Capture d’écran
Pendant ce temps, Melanto, suivante de Pénélope, essaie de la convaincre de trouver un successeur à Ulysse, arguant que la fidélité est une belle chose, tant que c’est à l’endroit d’un vivant… Les charmes déployés par l’insinuante ligne musicale de Melanto, accompagnée suavement par orgue et viole de gambe, ne susciteront que l’indignation furibarde de Pénélope.
Expérience particulièrement instructive de comparer ces options d’interprétation avec par exemple celles beaucoup moins âpres de Christie, sans parler de celles d’Harnoncourt-Ponnelle…
Un théâtre musical
La fin du premier acte rendra peut-être encore plus flagrantes l’originalité de la démarche de Stéphane Fuget et les inventions de Monteverdi : sur le rivage d’Ithaque, le berger Eumée (Cyril Auvity très joliment chantant, voix très jeune) et l’Iro doublement bouffe de Jörg Schneider (le personnage ne songe qu’à s’empiffrer) verront approcher Ulisse sous l’aspect d’un mendiant chenu à la voix duquel Valerio Contaldo prêtera des sonorités blafardes, heurtées, frôlant le dissonant alors qu’Eumée restera suavement pastoral.
Pierre-Antoine Chaumien. Capture d’écran
De cet expressionnisme, de ce théâtre musical entre parlando et cantando, le début du deuxième acte donne de nouvelles démonstrations avec le monologue d’un Telemaco éperdu, ne reconnaissant pas tout de suite son père sous l’apparence d’un vieillard, Juan Sancho donnant de ce monologue haletant, « Che veggio, ohimé, che vedo ? », une version déchirée, presque râpeuse.
Plus tard, dans son long recitativo « Del mio lungo viaggio », accompagné tour à tour avec beaucoup de finesse par la harpe, le théorbe et le clavecin, il aura tout loisir de faire entendre son art belcantiste et un timbre lumineux.
Retarder le plaisir
La scène des prétendants prend presque l’aspect d’un divertissement où Antinoo, Anfinomo, Pisandro (Alex Rosen, Fabien Hyon, Filippo Mineccia) rivalisent de vocalises et de gracieusetés pour séduire une Penelope décidément rétive à leurs séductions grotesques et qui surjoue la chasteté en pastichant ironiquement leurs grâces vocales (« Non voglio amar »). A l’annonce de l’approche de Telemaco, autre exemple de mélange des genres et des styles d’écriture, on les verra rivaliser de ridicule dans une scène de commedia dell’arte et décider de couvrir la reine de cadeaux.
Mélange des genres et figuralisme encore, le rire d’Ulisse se réjouissant d’une issue heureuse qui se laisse entrevoir : à nouveau on admire l’incarnation de Valerio Contaldo, qui prête à son Ulisse une sorte de sauvagerie, une rudesse vocale, une violence mal léchée saisissantes.
Pour être sincère, on avouera (horresco referens) trouver la scène des prétendants aussi longuette que d’habitude… Elle n’en rendra que plus étonnante l’intervention de Pénélope « Ecco l’arco d’Ulisse » que Lucile Richardot dit/chante/distille en l’émaillant de longs silences douloureux, et plus fulgurante encore l’entrée d’Ulisse, à la voix soudain héroïque, et dont la flamboyante vocalise marquera son triomphe sur les trois prétendants et leur mort sous ses flèches. Ça valait la peine d’attendre…
Ulysse visant les Prétendants, par Thomas Degeorge (1812)
Le vieux Monteverdi s’amuse
Le morceau de bravoure du troisième acte, c’est l’air d’Iro, chanté par un Jörg Schneider déchaîné. Non moins que Monteverdi d’ailleurs qui fait de cet air un pastiche burlesque de tout ce qu’on aura entendu dans cet opera jusqu’ici.
Ce bouffon glouton a été chassé du palais après la mort de ses protecteurs. Condamné à mourir de faim, il se lance dans un lamento, où il parodie les affetti et les effetti des personnages seria. D’abord une longue note interminablement tenue sur un crescendo de neuf mesures, tournant en dérision le récitatif de Penelope, puis un parlando aussi conventionnel que la coloratura qui le suivra, laquelle dérapera en rire hystérique, avant une tentative d’arioso à la manière d’Ulisse, qui mènera pour finir à une caricature de mort sur une longue pédale d’orgue !
Etonnant cadeau que le très sérieux Monteverdi, par ailleurs maître de chapelle de San Marco et ayant pris les ordres quelques années auparavant, fait au parterre du Teatro SS Giovanni e Paolo…
Jörg Schneider. Capture d’écran
Et de la même façon qu’il avait fait lambiner le public pendant la scène des prétendants pour préparer la performance d’Ulisse (du moins du vieux mendiant), il va savamment retarder le coup de théâtre final. Successivement, Melanto, le brave Eumete, le gentil Telemaco vont tenter de convaincre Penelope que ce mendiant est bien Ulisse. Mais rien ne la fera sortir de son incrédulité, ni de son morne récitatif…. Et Lucile Richardot restera (volontairement, bien sûr) dans le grisâtre… Il faudra que les Dieux s’en mêlent, d’abord Minerva (Marielou Jacquard, de plus en voix brillante, elle qui remplaçait Claire Lefillâtre au pied levé pour cet enregistrement), puis Junon (virtuose et aérienne Marie Perbost), outre Neptune et Jupiter et un chœur d’esprits célestes qui rappelle les chœurs d’Orfeo.
Voluptés vocales et deus ex machina
Tout cela menant à la scène finale où vont d’abord s’exacerber les passions : la douleur d’Ulisse, puis sa fureur, l’incrédulité vindicative de Penelope, avant l’intervention providentielle d’Ericlea. Incarnant la vieille nourrice d’Ulisse, Ambroisine Bré fera une nouvelle démonstration de chaleur du timbre et d’incarnation sensible. La vieille femme révèlera avoir vu le héros se baigner nu et aperçu une cicatrice ne laissant aucun doute.
Ulysse reconnu par Euryclée. Gustave Boulanger (1849)
C’est là que, par une trouvaille musicale géniale de Monteverdi, le lyrisme le plus voluptueux pourra éclater, celui de Penelope dans un délicieux « Ho si ti riconosco – Enfin je te reconnais » et d’euphoriques vocalises où Lucile Richardot pourra montrer toutes les couleurs vocales qu’elle avait jusque là tenues sous le boisseau et celui d’un Ulisse-Valerio Contaldo solaire dans le duo final « Sospirato mio sole » qui, autre délicatesse, prendra fin sur un « Sì, vita, sì, sì, core, sì, sì – O ma vie ! O mon coeur ! » non pas triomphant, mais intime, fusionnel et pianissimo.
Une réalisation d’un bout à l’autre remarquable d’un opéra très à l’honneur ces temps-ci et que mettent à l’affiche plusieurs maisons d’opéra (Genève, Vienne, Münich).
Les Epopées © D.R.