Si Berlioz fit un accueil enthousiaste à cette Mort d’Abel de Kreutzer, il n’y a là rien de bien étonnant : pour la première fois peut-être, l’on entendait passer dans la musique française ce sentiment d’une nature où la présence divine est partout apparente, selon une conception du sublime propre au romantisme européen : l’ouverture, malgré sa brièveté, est un impressionnant paysage orchestral, de même que tout le début du deuxième acte, évocation symphonique qui ne pouvait que plaire à l’auteur de la Symphonie fantastique. Et le chœur d’anges final qui appelle Adam aux cieux semble annoncer, en moins développé, la fin de La Damnation de Faust. Comme le rappelle l’excellent livret d’accompagnement, copieux et bilingue, l’interprétation à Paris de La Création de Haydn en 1800 ne fut pas sans retentissement et eut des conséquences sur le tour que prit alors la musique française. Toute une série d’œuvres à mi-chemin entre l’oratorio et l’opéra virent alors le jour, comme le montrent notamment le Joseph de Méhul (1807) et, avec un titre très proche de l’opéra de Kreutzer, La Mort d’Adam de Lesueur (1809). Francois-Benoît Hoffman, dont la postérité a surtout retenu qu’il fut le librettiste de la Médée de Cherubini, sut concevoir un livret non dénué d’une certaine grandeur, sur lequel Kreutzer put composer des airs brefs et nettement caractérisés, ainsi que plusieurs ensembles fort bien venus. La principale innovation d’Hoffman par rapport au récit biblique réside dans l’invention d’un personnage démoniaque, Anamelech, envoyé de Satan sur terre. Il est d’ailleurs dommage qu’on nous livre ici la version de 1825, qui fit passer l’œuvre de trois à deux actes, en supprimant purement et simplement la partie centrale, située aux Enfers. On veut bien croire que l’œuvre y gagne en force et en mystère, mais compte tenu du faible minutage des deux CD, n’aurait-il pas été possible d’inclure cet acte, quitte à ce que l’auditeur puisse s’en dispenser à l’écoute ? Surtout s’il réservait des surprises comme ces quatre coups frappés sur une enclume, associés au « fer » dont Caïn s’empare pour tuer son frère au dernier acte, en un passage quasi pré-wagnérien…
Jean-Sébastien Bou tient en grande partie cet opéra sur ses épaules. Admirable Caïn, il exprime à merveille toutes les émotions contradictoires de personnage, d’une voix jeune et ample. Sébastien Droy reprend le rôle d’Abel, créé par Nourrit. Le ténor est surtout sollicité lors du final du premier acte, mais il se montre tout à fait à la hauteur du défi. Avec le démon Anamalech, Alain Buet trouve à composer un personnage haut en couleurs. Pierre-Yves Pruvot confère à Adam toute la gravité qu’exige la musique de Kreutzer, et impressionne dans le grand monologue qui ouvre l’opéra. Jennifer Borghi fait ici bien meilleure impression que dans Hercule mourant. Elle est une Eve touchante et toujours juste dans ses interventions. Les autres personnages féminins sont sacrifiés : Meala, épouse de Caïn, dispose au moins d’un air, mais Tirsa, femme d’Abel, n’a que quelques mots à dire. Le Chœur de chambre de Namur pourrait se montrer plus mordant lorsqu’il soutient le démon dans son entreprise, mais l’angélisme de la conclusion lui convient fort bien. Guy Van Waas, dont les prestations dans des opéras du XVIIIe siècle n’avaient pas toujours convaincu, semble ici beaucoup plus dans son élément. La sensibilité romantique, l’évocation de la nature conviendraient-elles mieux à l’orchestre Les Agrémens que les codes lyriques du siècle précédent ? Voilà en tout cas un enregistrement qui inaugure admirablement la série « Opéra Français » que le Palazzetto Bru Zane ajoute à celle qu’il consacre depuis quelques années aux Prix de Rome. Puisse-t-elle nous offrir d’autres révélations du même calibre, et aussi bien interprétées.