Roman selon Zsolt Harsànyi, son biographe, la vie de Liszt est aussi un voyage, un parcours artistique à travers l’Europe naissante, jalonné de noms de ville : Paris, Rome, Weimar, Bayreuth… Ses mélodies épousent les langues de ses pèlerinages : 57 en allemand, 15 en français, 5 en italien, 3 en hongrois, 1 en anglais et en russe. Les interpréter, c’est d’abord se plonger dans ce bain linguistique, plier sa voix aux inflexions de chacun des idiomes. En adopter les particularités et en même temps obéir au style qu’ils induisent. Faire le grand écart entre l’introversion contemplative du mot et l’extraversion bravache de la vocalise lorsque, soudain, le compositeur semble se remémorer ses jeunes soirées aux Italiens. Sacrifier à l’appel déjà écologique de la nature et céder à l’exaltation amoureuse – pas moins de dix « Ich liebe dich » dans Liebeslust. Les Romantiques ne font jamais dans la mesure.
Brigitte François-Sappey, dans le Guide de la mélodie et du lied (Fayard, 2008), reproche au lied lisztien de manquer « d’évidence » – comprendre d’unité. Son écriture vocale traduit une aspiration lyrique qu’aucun opéra n’a finalement assouvie tandis que le piano joue des coudes. L’enchevêtrement des lignes musicales demande, plus peut-être que chez aucun autre compositeur, une complicité entre les interprètes, celle dont peuvent se prévaloir Cyrille Dubois et Tristan Raës depuis plus de dix ans et une poignée d’albums. O Lieb! témoigne de l’osmose artistique indispensable à ce répertoire.
Il ne suffit cependant pas d’une entente au maillage resserré par le temps pour rendre justice à des pages tumultueuses dont l’humeur apaisée, lorsqu’elle survient, n’est autre que le calme précédant la tempête. La technique, tant vocale que pianistique, est mise à rude épreuve par une écriture réputée pour sa virtuosité. Tristan Raës trouve dans le glissement des arpèges matière à satisfaire une agilité qui n’est pas seulement démonstrative. La voix de Cyrille Dubois possède dans la légèreté du timbre et la souplesse de l’émission la poésie à laquelle aspire chacune de ces pages. A la recherche d’analogie pour traduire en une image l’impression laissée par un chant à fleur d’âme, c’est le visage de Baptiste dans Les Enfants du paradis – Jean-Louis Barrault – qui vient à l’esprit. Pierrot blessé et rêveur, funambule en équilibre sur la portée, jusqu’au contre-ré bémol dans des sonnets de Pétrarque que Liszt dédia à Rubini. Là, le Liedersänger tend la main au chanteur d’opéra – Cyrille Dubois sera bientôt Nadir dans Les Pêcheurs de perles à Liège puis Fortunio à l’Opéra Comique.
Le choix des mélodies, leur regroupement par langue – 15 en allemand puis 4 en français et 4 en italien – au détriment de la chronologie, s’apparente à une exploration de la psyché lisztienne, « entre autobiographie et laboratoire de modernité », comme énoncé dans la notice savante de Nicolas Dufetel en marge de l’enregistrement. Séduit puis charmé, l’auditeur peut aussi opter pour une écoute moins cérébrale : le plaisir de (re)découvrir des mélodies que la sincérité de l’interprétation rend « évidente » ; que l’ardeur conjuguée du pianiste et du ténor sait ne jamais froisser ; dont l’expression sentimentale, naturelle, exempte de chichis inopportuns, trouve un écho dans une réplique empruntée aux Enfants du paradis – encore ! – : « C’est tellement simple, l’amour. ».